Friches
Le Gravier de Glandon
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Les excellentes éditions de l'Escampette, nées dans le Bordelais et désormais installées en Poitou, ne sont pas uniquement dédiées à la poésie mais ont déjà constitué dans ce domaine un fonds important, tant en poésie française contemporaine qu'en poésie portugaise. Parmi leurs très récents publications : Blessé seulement, de Jacques Bertin. De quoi ranimer la vieille querelle entre poésie et chanson ? La majeure partie de son œuvre s'écoutant plus qu'elle ne se lit, Bertin est donc catalogué comme "chanteur". Il l'est, et bel et bien au sens premier de ces deux mots. Mais avec lui, la querelle, si d'aucuns voulaient la ranimer, ferait plus de vaine fumée que de vraie flamme, et ce pour deux raisons fondamentales : la première étant que les textes des chansons de J. Bertin sont déjà des poèmes, cela s'entend à l'oreille, cela se confirme à la lecture des livrets de ses disques. Il est même assez rare qu'on ait confié à la musique et à la voix des textes d'une telle exigence, d'une telle consistance… et c'est peut-être l'une des raisons de la relative marginalisation de son œuvre dans le système de la variété actuelle. La seconde raison est que les poèmes de Blessé seulement ont été écrits pour un papier sans portée musicale, pour la page blanche, en somme. Ils sont à la fois solidaires de l'œuvre chantée par la thématique et le phrasé, et autonomes par rapport à elle par une intention de forte inscription de l'écriture dans l'espace d'un livre : et peut-être n'est-ce pas pour rien que le mot central du premier poème est le verbe "sertir". Le titre, à peine allégé par l'adverbe, annonce un livre grave. Il l'est en effet, autobiographique, tout entier écrit à partir d'un événement personnel qu'un quatrain, dès la première page, annonce avec concision :
On imagine les poèmes écrits au jour le jour, comme un journal auquel serait confiée la seule mission de raviver cette blessure, d'en empêcher, par des variations inépuisables, la cicatrisation. Comme une tentative pour être, au fond, aussi passionné dans le désamour que dans l'amour, aussi tendu vers l'absence que vers la présence. Un livre de défaite, de solitude, de nostalgie, d'amertume et de rage. Chaque poème relance la violence du refus de perdre et celle de l'espoir de retrouver… A s'appuyer aussi directement sur la force des sentiments, cette poésie n'avouerait-elle pas un penchant pour le sentimentalisme, ce vieux fonds de commerce de la chanson (retour insidieux de la vieille querelle…) ? Que non ! Ce qu'elle avoue surtout par là, cette poésie, avec sa thématique mais aussi avec la maîtrise de sa forme, c'est qu'elle vient de loin, qu'elle se rattache à la grande tradition de la poésie du tourment humain : celui de Villon, celui de Laforgue, celui de Corbière (quelques-uns des noms cités par le préfacier Lionel Bourg), auxquels on pourrait ajouter, par exemple, Louise Labbé :
Les préférences de Jacques Bertin vont à la scansion régulière des vers, à leur mise en résonance par la rime, dans des mètres très variés qui resserrent ou amplifient l'inspiration lyrique. Et l'on est heureux de retrouver un tel art de la musique des mots, comme dans le meilleur d'Aragon, de Norge, de Réda. Décidément, rien n'a vieilli, ni l'humanité profonde qui habite encore (parfois) les hommes et (toujours) ce livre, ni la force d'une écriture qui invite l'œil et l'oreille à s'ouvrir en grand pour laisser passage à l'émotion du poème vers celle du lecteur. Et celui-ci ne pourra que souscrire à ces mots de Lionel Bourg : "Elle est poignante, cette poésie. Poignante et belle…" "je n'ai plus rien à vous donner / et donc je n'aime plus rien prendre / comprenne qui pourra comprendre / et donne qui voudra donner".
Jean-François Mathé |