Le passé ?
Un passé avec des ancêtres
des ancêtres des ancêtres…
une sombre foule d'ancêtres montés d'infinis là-bas
d'infiniment très vieux pays au rythme cassé des charrettes
avec leurs hardes leurs chansons leurs hameaux noués dans des
draps
un passé noir comme une nuée
tracée dans le ciel d'orage
pourquoi donc croyez-vous que nous aurions si longtemps voyagé
sans autre espérance que l'espérance et dans l'âge
sans âge
il fallait faire avec et faire comme si - et avancer
parmi les massacres les épidémies
les viols les famines
les obus sur l'église tombaient, on distribuait les rations
les nouveaux-nés passaient de main en main dans les gués
dans les ruines
on chargeait les enfants à l'aube à la hâte dans
les camions
il fallait avancer, roman interminable,
peuple en loques
comme s'ils t'aimaient comme s'ils avaient toujours marché
pour toi
des valises de certificats des chapelets des breloques
passé le col passé la mer - Polonais Kabyles Gaulois
quelques billets gluants, quelques photos,
un livret de famille
aux pages qui s'en vont dans l'eau ou comme une vaisselle d'or
ceux qui ne peuvent plus marcher dans les regards des jeunes filles
se réfugiant pour y enterrer le drapeau brûlant encore
le VRP bouffant tout seul le soir à
l'Hôtel de la gare
la domestique congédiée, l'apprenti qu'on ne reprit
pas
le moissonneur qui fut amputé sur place à la lueur des
phares
les cadets de Saumur en juin l'été où l'ennemi
passa
et ils sont là et les voilà
qui tambourinent dans ta porte
nous voulons dans ta maison vide et ton âme nous installer
nous sommes le passé vivant que l'histoire en grinçant
t'apporte
nous monterons nos tentes de papier ce soir sur ton palier
les réfugiés au port, le
passeur qui courait entre les tombes
l'entrée des mineurs dans la ville avec leurs gueules de bandits
l'institutrice a dit : nous reviendrons sur l'aile des colombes
les curés rouges les soldats perdus les poètes maudits
les chants des carabins, le rire de la
mitraille et la gloire
le ciel de la barricade et les rosiers fleuris ce matin
courez petits enfants on a trouvé des monnaies dans la Loire
l'aile du deuil passant sur le parc, l'officier tué à
Verdun
quel désordre dans ce hangar, quel
vacarme dans la mémoire
le bric-à-brac des pauvres, les idées dépassées,
l'espoir vain
l'aube sur les exécutions, l'inconnu noyé dans la mare
le copain qui voyait la Vierge, la religieuse au Tonkin
bonjour ! il faudra désormais que
ce soit toi qui nous emmènes
sans savoir où bien sûr mais qu'importe tu passeras devant
nous avons semé les dragons les bleus les indics et la haine
les caméras nous ont perdus dans le dédale des étangs
dans le chagrin, dans les marais, dans
la débâcle des poèmes
et les nabots et les poivrots les estropiés suivaient de loin
regarde en arrière et ainsi tu verras où l'espoir te
mène
pressons le pas c'est par ici faut pas traîner dans les chemins
Cité des Lilas, des Tilleuls, grandes
barres, cité sans âme
fermes de pauvres, taudis, salles communes au poêle éteint
comment ferons-nous pour passer puisque nous n'avons aucune arme ?
chambres de bonne avec lavabo, avenirs donnant sur rien
la retraite jusqu'à Moulins, le
défilé de la victoire
le petit des voisins est mort, la gosse a pris un Italien
la fin de la sécheresse et les bateaux revenus en Loire
l'atelier à treize ans et l'oncle avec son Berliet à
pneus pleins
le STO, tu m'écriras ! les trente
mois, non à la guerre !
tout ce que nous avions rêvé, tout ce qui ne servit à
rien
le nouveau syndicat, le bétail fut dispersé aux enchères
la grève les fourches les faux les poings levés le prix
du pain
le docteur dans la côte avec le
lumignon de la tendresse
le toit bleu de la vieille école et le jardin de l'hôpital
l'infirmière sur son Solex vaillante comme la jeunesse
le soir les vélos par centaines rentrant le long du canal
et les voilà : tous Poulidor, tous
Dupont et tous dans ta tête
mais range-toi donc, animal ! tu nous gênes pour avancer
bouge-toi imbécile pas besoin de croire pour en être
avance ou bien pousse ton siècle dégonflé dans
ce fossé
tu gênes les gens, petit homme en
déguisement post-moderne
on te demande pas de croire on te demande d'avancer
dispense-toi de commentaires, dégage ton âme en berne
petit homme contemporain en plâtre, laisse-nous passer !
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