Si ce livre avait été envoyé par La Poste à quelques éditeurs parisiens, il aurait certainement trouvé preneur. Tous les romans publiés à la rentrée littéraire ne se lisent pas avec autant de plaisir. Jacques Bertin, 64 ans, n'est d'ailleurs pas un inconnu : auteur, compositeur et interprète, deux fois primé par l'Académie Charles-Cros, il en est à son quinzième disque. Ses chansons ont fait l'objet d'une thèse de doctorat, soutenue en décembre 1999 à l'université Paris-XII. De surcroît, ce journaliste de formation a dirigé de 1989 à 2000 les pages culturelles du magazine Politis, y tenant une chronique intitulée "Malin plaisir".
C'est par plaisir, justement, qu'il s'est autoédité pour Une affaire sensationnelle. Un imprimeur de la Loire, à 40 km de chez lui, a fait deux premiers tirages de 500 exemplaires chacun, aussitôt écoulés. Un troisième est en passe de subir le même sort.
Jacques Bertin n'a rien contre les éditeurs et encore moins contre les libraires, dont quelques-uns vendent son roman. Pourquoi alors avoir fait ce choix ? "Je produis mes disques depuis trente ans, explique-t-il, je suis habitué à fonctionner de manière autonome. J'ai un fichier de plusieurs milliers d'adresses. Mes livres, comme mes CD, se vendent à la fin de mes récitals, par correspondance ou par Internet." Mais une autre raison explique aussi son choix : "Il y a de la provocation dans ce roman décalé, qui traite du christianisme social des années 1950. Je me suis dit, à tant faire, autant aller jusqu'au bout et jouer le rôle de l'auteur local, régionaliste."
Sur le livre, un éditeur fantaisiste est mentionné : Le Condottiere (inspiré de "compte d'auteur"). La quatrième de couverture donne le ton de ce roman, aussi drôle que touchant, aux allures de faux thriller. Elle mérite d'être citée intégralement : "Edmond Pavie, clerc de notaire, héros de la guerre, vieux garçon, et Léonie Macaire, infirmière et vieille fille, parviendront-ils à réussir ce "coup sensationnel" ? C'est une histoire d'amour. Dans la France "profonde" des années 1950, dans une petite ville "endormie" des bords de Loire, "où il ne se passe jamais rien", comme on dit, ils sont des héros positifs. On croise l'abbé Coulie, curé de campagne et intellectuel, qui apprend à ses ouailles la fierté d'être le peuple. On croise le peuple... Et la grosse Peugeot 402 de la Banque de France. Dans quelle mesure l'auteur se moque-t-il du monde ? Pourquoi prend-il le risque mortel d'écrire, en 2008, une histoire édifiante, populiste, régionaliste, naïve à beaucoup d'égards ? C'est une intéressante question. Comme de savoir pourquoi Edmond Pavie, gaulliste cantonal, vient emmerder la littérature."
"Je ne suis pas romancier"
Jacques Bertin met en scène avec beaucoup de tendresse sa ville natale de Chalonnes (3 000 habitants), où il est revenu vivre depuis plusieurs années. "Chalonnes, écrit-il, est une grosse montre tombée du gousset d'un marinier et arrêtée à une heure moins dix. Une heure moins dix, si l'on en croit les deux aiguilles, ces deux grand-routes dont l'une s'en va vers Chemillé et l'autre vers Beaupréau, en partant du champ de foire carré." Toute l'intrigue tourne précisément autour du champ de foire. Le casse du siècle, projeté par Edmond et Léonie, est naturellement une métaphore. Ce qui est sensationnel, c'est leur amour, capable de soulever des montagnes...
Jacques Bertin est lié au Québec, où il a chanté de nombreuses fois. Ses deux précédents livres, Félix Leclerc, le roi heureux et Du vent, Gatine !, avaient été publiés à Montréal. Ce sera d'ailleurs le cas du prochain, un dictionnaire de la Belle Province à l'intention des visiteurs étrangers.
Ecrira-t-il un autre roman et l'éditera-t-il lui-même ? "Je n'en sais rien, répond-il. Je ne suis pas romancier." Il met néanmoins en garde les auteurs tentés par l'autoédition : il n'a pu jouer au condottiere que parce qu'il a un réseau et des gens qui aiment ses chansons.
Robert Solé
LE MONDE DES LIVRES | 13.01.11