Le malin plaisir de Jacques Bertin (5 octobre 2000)


 
Les avatars du point d'orgue
 

 
Feuilletant un livre à la mode, je tombe d'entrée sur l'exergue. C'est une citation de Fassbinder, un lieu commun affligeant, et je me demande par quelle bêtise un auteur fusille son travail en lui lançant comme à la tête, en commençant, une telle banalité. L'exergue devrait être une citation qui irradie l'ouvrage! Pas un boulet accroché avec une chaîne, qu'il va traîner pendant deux cents pages. Vous voulez vous donner une caution qui ne protestera pas? Indiquer dans quel milieu vous vivez? Montrer que vous lisez beaucoup?

Parlons exergue (un exergue, me dit mon dictionnaire, est généralement "un avertissement, une citation placés avant le début d'un texte et nettement séparés de lui, destinés à en éclairer le sens ou à l'appuyer"). Je suis souvent choqué d'entendre ou de lire dans les médias des phrases comme:

"Par cette manifestation, nous avons voulu mettre en exergue l'injustice qui est faite aux femmes (ou aux ouvriers, etc.)".

Placer en exergue ne signifie pas mettre en évidence, ou proclamer. Un exergue n'est pas une pancarte!

Vous allez me répondre que ce n'est pas grave car tout ça "C'est un épiphénomène!", autrement dit: un détail sans importance. Eh bien non, justement. Les épiphénomènes ne sont pas des choses sans importance, mais des manifestations chronologiquement secondaires. Par exemple, on peut dire que le Christ est un épiphénomène de Dieu... Ce n'est pas rien, un épiphénomène.

A ce propos, tiens, parlons des avatars. Le Christ est un avatar de Dieu, vous saviez ça? En effet, contrairement à ce que j'entends à la télé, les avatars ne sont pas des emmerdements ("Il m'est arrivé tout un tas d'avatars!"), ni des avanies, ni même des aventures tardives. Ils sont des transformations des dieux (d'un mot sanscrit qui veut dire -si on le laisse faire- descente. Il y a de l'épiphénomène dans l'avatar, voyez-vous).

Là dessus, vous suggérez que Dieu a envoyé sur terre son fils "comme un point d'orgue". J'ai déjà entendu ça. Mais que sont les points d'orgue? En écriture musicale, ce sont des signes placés sur la portée, qui ordonnent que le rythme cesse sur la note indiquée. Souvent à la fin, mais pas toujours. Ils ne sont donc pas des conclusions, ni des apothéoses. Certes, ils font en général bel effet; c'est pourquoi je vous accorderai qu'il pourrait être poétique, quoiqu'impropre, d'affirmer que votre femme est superbe comme un point d'orgue. Et à la rigueur vous pourrez oser ceci, qui a mon assentiment: "furieux, il lui a mis comme un point d'orgue dans la gueule".

Car, bien entendu, chacun a le droit d'employer les mots comme il veut, de "faire évoluer la langue", comme on dit. ...Comme on dit non sans prétention, vu que c'est plus facile de faire évoluer la langue que de bouger un bulldo. Je ne serais d'ailleurs pas étonné que vous trouviez dans cet article une ou deux erreurs de syntaxe ou crimes irrémissibles. Eh bien, comme point d'orgue à tous ces avatars qui, heureusement hein, ne sont que des épiphénomènes, j'affirmerai que j'ai juste voulu mettre en exergue le respect de la langue que nous avons en commun, plus ou moins.

Concluons sur l'exergue, qui, en plus d'être une sorte de point d'orgue de commencement, est souvent le symptôme de la maladie de ceux qui n'ont pas grand chose d'original à dire dans leur livre. Je vous supplie, si vous écrivez un essai sur la société, de ne pas mettre en exergue Annah Harendt, ni Walter Benjamin, ni Habermas. Fut un temps où c'était René Char qui ouvrait les pages. Machiavel a fait aussi une bonne carrière comme majordome. Mais, entre nous, si vos opinions sont si peu assurées que vous vous sentiez obligé d'appeler à l'aide Tartempion, alors ne publiez pas. Remballez vos avatars.

Jacques Bertin