Le malin plaisir de Jacques Bertin (5 décembre 1996)
L'ardeur de certains à chercher les motivations secrètes de leurs concitoyens donne parfois des résultats stupéfiants. Tout ce travail dans le sous-sol des idées, des votes, des préférences, il y a véritablement des gens qui délirent avec leur pelle! Tel ce Jean-Marc Dreyfus qui, dans Libération du 2 décembre, s'interroge sur les raisons pour lesquelles les Alsaciens ont refusé l'aérodrome nocturne de la société DHL. D'après vous, c'est seulement qu'ils refusent d'être emmerdés la nuit par le bruit des avions; mais c'est que vous n'êtes pas des politologues. On va vous expliquer. Accrochez-vous: "Pourquoi ce refus? Le fait que l'Alsace, hormis Strasbourg, vote à 25% pour l'extrême-droite peut-il expliquer ce malthusianisme?" Poser la question, c'est y répondre et Monsieur Dreyfus part à la chasse aux "raisons sous-jacentes". Mais c'est comme à la chasse au faisan: il vient de lâcher des faisans d'élevage dans la nature; sûr qu'il va faire un carton. D'abord, si vous n'aimez pas le bruit des avions, il appelle ça d'emblée un "repli sur les avantages acquis". La "qualité de l'environnement" est un avantage acquis. Vouloir la préserver (le "repli sur son jardinet"), c'est un archaisme, et l'archaisme est d'extrême-droite, vous savez bien. Ces Alsaciens "ignorent l'intérêt de la région... voire (crime absolu) de l'Europe" . Et là, Dreyfus est formel: "Cette conception de la citoyenneté fait clairement écho au discours de Le Pen" . Le Pen n'en demandait pas tant. Demain dormir sera d'extrême-droite! D'autant plus, poursuit Tartarin en Alsace, qui tient un faisan par la barbichette et ne le lâche pas, d'autant plus que l'activité de DHL consiste à envoyer des colis et des messages du monde entier. D'où la contradiction avec l'esprit "jardinet" cité plus haut et la conclusion, en forme de chevrotine dans notre gueule de volatile médusé: "C'est vers l'étranger le plus abstrait que les Alsaciens embauchés auraient travaillé à renvoyer des avions"; et (boum!) "un étranger bien plus inconnu et donc menaçant". C'est bien pour des idées que les Alsaciens ne veulent pas des avions, et des idées sales: ils refusent l'internationalisme insomniaque et ce racisme est d'autant plus inquiétant qu'il est absolument théorique! Suit enfin une référence à "l'occultation des réalités de la période nazie en Alsace annexée qui peut aider à expliquer ces votes, de même qu'un racisme et un antisémitisme d'expression archaïque". Dans le sous-sol des raisons sous-jacentes, on n'entend plus le bruit des avions... J'ignore pourquoi monsieur Dreyfus n'a pas fait allusion à la choucroute, tant qu'il y était. Elle a quand même des relents de fascisme... On le surprendra probablement en suggérant que c'est par ce genre de syllogismes, d'approximations et de suspicions qu'on fait avancer l'extrême-droite. Parce qu'à force de repousser tout ce qui n'est pas l'idéologie libéralo-unique dominante vers la droite, on empêche le vrai débat et on le ramène à un choix idiot: extrême-droite contre tout le reste. Vouloir dormir la nuit étant préfasciste, où poserons-nous nos valises (sous les yeux) désormais? Jacques Bertin |