Le malin plaisir de Jacques Bertin (12 octobre 2000)


 
Les barbares
 

 
Les barbares sont-ils parmi nous à l'ouvrage? Dans Le Monde des débats de septembre trois pages étaient consacrées au problème, souvent évoqué ici, de la restauration des peintures et sculptures des collections publiques. On me pardonnera de revenir encore sur ce sujet, mais Jean-Pierre Mohen, directeur du Centre de recherche et de restauration des musées de France, n'est pas n'importe qui: il est le patron.

On sait que la controverse, qui s'ouvre enfin dans les médias, porte sur l'aspect systématique des restaurations: toute une salle, tout un peintre, tout un musée remis à neuf, afin de montrer le "dynamisme" des responsables... Un nombre croissant d'amateurs d'art et de professionnels pensent qu'il y a là le risque de mettre les œuvres tout bêtement au goût du jour (en enlevant les patines des statues antiques, par exemple, afin qu'étant parfaitement blanches elles soient plus conformes aux canons actuels). Dans le cas des peintures, il y a évidemment le risque d'y effacer des repentirs dus à l'auteur et, en recherchant un improbable "état d'origine", de les désaccorder, bref, de les détruire.

Dans Le Monde des débats, Monsieur Mohen énonce d'abord une fausse vérité qu'il démentira lui-même plus loin: la démarche de restauration "intervient lorsqu'il y a détérioration ou menace de détérioration". Comment expliquer alors qu'on restaure d'un coup plusieurs centaines d'œuvres d'un même musée, à Lille? Il était sous l'eau, le musée? Non, il s'agit bien de restauration systématique, donc à but esthétique. Et comment justifier qu'on restaure toutes les œuvres d'une même salle, pour l'"unifier" -ça se fait désormais-, afin de ne pas choquer l'œil des visiteurs?

Cette absurdité relevée, il faut maintenant signaler un fait nouveau: la politique officielle "se défie de l'idée de retour à l'état d'origine". Nous en a-t-on assez parlé, pourtant, du retour à l'état d'origine! C'est terminé, cette chimère. En effet, "des ateliers du XVIIème siècle, par exemple, nous connaissons mal les modes de préparation de leurs pigments, de leurs liants". Enfin du bon sens.

Plus loin, Jean-Pierre Mohen développe un faux sens sur le concept de lisibilité: il est parfois nécessaire, lorsqu'un tableau est abîmé, de rétablir artificiellement les lacunes, de façon à permettre que l'œil considère l'ensemble du tableau. Mais Jean-Pierre Mohen emploie le mot lisibilité pour désigner la facilité faite à la supposée paresse du public: il faudrait désormais rendre la lecture plus aisée, plus claire. Tenez-vous bien: "la lisibilité devient donc une notion extrêmement importante. (...) Elle est indispensable pour le grand public et les scolaires". C'est effrayant! Mais ce n'est pas tout: "Il s'agit d'un choix politique." Là, il faut donner l'alerte. Car ce "choix politique" n'a évidemment jamais été fait par aucune instance habilitée, ministre ou Parlement.

Nous savions que le siècle avait eu la peau de la beauté; certains artistes disaient que l'art était mort, que l'Homme n'existait pas, que le beau était tellement contingent qu'il fallait passer à autre chose. Heureusement, croyait-on, il restait les œuvres du passé, intouchables, qui continuaient à témoigner pour une ancienne vieille foi ridicule. A purifier, elle aussi! Au détour d'une phrase ("C'est un choix politique") le responsable de la restauration des œuvres des collections publiques qu'il faut "rendre lisibles", annonce le grand tournant historique: l'utilisation des œuvres pour le grand projet libéral. Notez, on utilise déjà la nature, et les hommes... Mais la fin vraiment de l'art, dans la bouche même du responsable de sa conservation, c'est énorme.

Jacques Bertin