Le malin plaisir de Jacques Bertin (8 février 1990)


 
Il y a une vingtaine d'années, un jeune Français s'ouvrant à la poésie était, par la force des évidences, entouré des noms immenses des poètes communistes. Force des évidences? Ou plutôt force de persuasion de l'appareil d'agit' prop' du Parti communiste français? Le jeune homme était persuadé que tous les grands poètes du XX° siècle étaient des communistes. Le plus grand poète turc? Nazim Hikmet, bien sûr; c'était un communiste. Pablo Neruda, le Chilien, était communiste. Octavio Paz, communiste, était le plus grand poète mexicain. Vers Cuba, les yeux ne pouvaient éviter Nicolas Guillén. Pavese, communiste, était l'Italien incontournable. Alberti, en Espagne, Nezval, en Tchécoslovaquie étaient des communistes. En Allemagne, depuis Hölderlin et Rilke, il n'y avait plus de poètes; la situation internationale, peut-être. Troublant, non? D'autant que les grands Français, bien sûr, étaient Aragon et Eluard. Quelques chanteurs de gauche s'escrimaient en toute bonne foi dans le même sens, avec des poèmes mis en musique. Et les Editeurs Français Réunis, maison fille du PCF, prouvaient rouge sur blanc que les grands du monde entier étaient des nôtres. En quelque sorte, la poésie volait au secours du centralisme démocratique. Le talent cautionnait la ligne du parti. Le jeune homme était convaincu, ébloui, assommé.

L'actualité de ces souvenirs, c'est l'Humanité du 2 février. La veuve de Nazim Hikmet, venant de Moscou, est de passage à Paris. Madame Véra Tuliakova-Hikmet est reçue au journal par Roland Leroy, le directeur, et son équipe. Elle tient les propos suivants, cités par l'organe officiel du PCF:

"Quand Nazim est arrivé à Moscou en 1951, c'était la fin du régime de Staline. Nazim venait de passer treize ans en prison pour son idéal de communiste. Il a été accueilli en héros. On lui a donné une grosse voiture, un bel appartement, et on a pensé qu'il allait devenir un lapin domestique, mais Nazim s'est promené dans Moscou, il a regardé, écouté, et, au bout de dix jours, il a dit: Je ne comprends pas ce qu'on a fait du socialisme dans ce pays. Staline a été furieux et des années très difficiles ont commencé."

Malheureusement, ce que Nazim a découvert en dix jours, les lecteurs de l'Huma, à l'époque, n'en ont rien su. Pourtant, comme l'indique fièrement le journal, Nazim était très ami avec le correspondant de l'Huma à Moscou, Pierre Courtade. Lui aussi avait tout-vu-tout-compris. Il avait même écrit un livre, qui circulait secrètement dans la capitale soviétique: "Les étudiants le vendaient sous le manteau en disant: voilà la vérité." Dommage que les lecteurs de l'Huma ne l'aient pas reçu, ce bouquin. Mais enfin, voilà ce qu'il fallait démontrer: dès 1951, nous étions antistaliniens!

Nazim Hikmet mourut en 1963. Le papier de l'Huma de 1990 se termine sur ces mots ahurissants par quoi l'on se dédouane du stalinisme: "Après, est venu le temps des hommes qui disaient des choses qu'ils ne vivaient pas!"

Vous avez bien lu: "Après". Après 1963! C'est proprement renversant. Heureusement, les contorsions de Roland Leroy et de ses amis ne nous empêchent pas d'aimer et de respecter Nazim Hikmet. Grand poète, en effet. Il écrivit, un jour, un de ces poèmes dont la simplicité fulgurante caractérise les plus grands:

"Les chants des hommes sont plus beaux qu'eux-mêmes,
plus lourds d'espoir,
plus tristes,
plus durables ;
plus que les hommes, j'ai aimé leurs chants."

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Jacques Bertin