Le malin plaisir de Jacques Bertin (13 février 1992)


 
Ce n'est pas Tous les matins du monde qui est un événement, c'est son succès. Son improbable succès, et l'incroyable succès du disque (100.000 ventes). Tout cela est-il le signe que nous commençons enfin à sortir des années quatre-vingt? Le silence d'église qui règne dans les salles où monsieur de Sainte-Colombe lâche de courtes phrases brûlantes d'une exigence hallucinée annonce-t-il que la société française est en train de changer?

Rappelez-vous: les années quatre-vingt seront ludiques! Vive la réussite! Vivent les gagneurs! Les idéalistes? Ces ringards! Ces perdants… Rappelez-vous: avoir de l'ambition, être gai, en vouloir! Rappelez-vous: l'exigence intellectuelle, c'est triste…

Soudain paraît dans l'écran un homme torturé, un passéiste qui ne tourne jamais la page, qui n'est pas raisonnable, qui s'enferme dans sa fidélité, qui, par monosyllabes et phrases ésotériques, s'enferme dans sa plus haute tour. Vient alors un jeune musicien brillant, doué, ambitieux, on croit voir un jeune cadre d'aujourd'hui, candide dans son acceptation de toutes les règles sociales. Et ce monsieur de Sainte-Colombe qui a refusé de jouer devant le roi (imaginez quelqu'un qui refuserait de jouer devant François Mitterrand...) refuse aussi de lui donner des leçons. On ne fait pas de la musique pour réussir, assène-t-il à l'autre qui n'y comprend rien. Ni pour Dieu! Ni même contre le silence! Mais alors? Pour quoi? Pour qui? Monsieur de Sainte-Colombe n'en sait rien. L'essentiel est de ne jamais pactiser avec le facile. Le sublime est de s'enfoncer dans la question.

Vers la fin du film, Alain Corneau nous donne un début de réponse mais, comme par hasard, les mots dits entre les deux hommes, la clé, le secret, le but ultime, cela se perd dans un murmure. Et chacun s'en va en pensant, comme Marin Marais sans doute, que la seule justification de l'œuvre d'art, c'est l'inquiétude et la colère.

Quel silence, dans la salle! Ne serait-ce pas ce langage-là que les gens attendaient depuis dix ans, comme un signal? Au diable les connivences faciles, les petits arpèges astucieux! Au diable, la fausse joie de vivre. La musique n'est pas faite pour être jolie! Ah écoutez-la, cette musique difficile, entendez ces ahannements, ces respirations, cette âme qui se forme en âme, qui sort des cordes comme une voix humaine. Et les jeunes s'identifient tellement à ce héros défait, ce fou, cet épouvantail qui les fustige et qui ne leur promet que du désespoir, qu'ils se précipitent par cent mille pour s'approprier ce disque, un talisman.

Pendant ce temps, une publicité imbécile, à la télé, me parle du "son absolu". Absolu! Depuis dix ans, ces idiots n'ont pas cessé de me le vendre, leur son absolu! Ils avaient découvert la beauté absolue, ces cons! Et ça a marché dix ans! Consomme, mon gars, et sois heureux, l'art fournit du bonheur, c'est à pas cher et c'est absolu, garanti sur facture. Ce n'était que du vent.

Soudain, un homme sans grâce, au message confus et résolument à contre-courant de notre époque, affirme qu'il n'y a pas de son absolu ni de réussite. Il y a une marche vers l'absolu qui vaut toutes les réussites. On lui fait un triomphe silencieux. Quelque chose a-t-il changé? Pour une fois, attendons les césars. Et si Jean-Pierre Marielle en recevait un, on pourrait y voir un signe.

Jacques Bertin