Le malin plaisir de Jacques Bertin (28 novembre 1996)


 
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La poilade obligatoire, laïque, républicaine et télévisée.

Dans la rue, aujourd'hui, j'ai été suivi quelques instants et interpellé par un personnage bizarre, et je me suis demandé: serait-ce je ne sais quelle caméra invisible? Vais-je pas demain être jeté en pâture au peuple français pour qu'il s'esclaffe et mette une note à mon sens de l'humour?

Car c'est en effet un métier comme facteur ou agent de ville, maintenant, de piéger les gens dans la rue, ou par courrier ou par téléphone. De sorte que le quidam a le sentiment désagréable de n'être jamais tout à fait seul: il peut toujours y avoir un comique qui le guette.

Bien sûr, si advient un tel cas -que répondre au connard qui vérifie si j'ai le sens de l'humour alors que je suis en train de lire le discours d'André Malraux à Jean Moulin?- je pourrai interdire la diffusion du gag (mon regard, c'est vrai fut ridicule, ah, qu'est-ce qu'on se marre!). Mais si j'exerce une profession publique, l'affaire devient délicate: je risquerai ma réputation par cette interdiction elle-même. Et si je ne suis que plombier à Sarcelles, alors je laisse à la conscience des gagmen la décision de diffuser ou non ("Regardez bien ce brave homme à qui on arrache son sandwich...") Les voilà donc comme une caste de décideurs, paternalistes et méprisants ("Et notre ami va, sans raison, lui intimer l'ordre de faire demi-tour..") qui décident pour chacun du bon moment pour lire le discours de Malraux à Jean Moulin ou pour avoir mal au bide, ou pour pleurer sa mère.

C'est une idée de la société qu'ils expriment. La société veut des gens gais; pas des pisse-froid, pas des pensifs, pas des timides, pas des bafouilleurs, pas des malheureux, pas des qui te mettent leur main dans la gueule pour un rien... Que chacun ressemble autant qu'il le peut à un médiatique! Le média va passer parmi vous pour vérifier! Soyez dynamiques, acceptez la vulgarité, riez de la cruauté, laissez-vous agresser, trouvez normal le mesquin, le méchant, le stupide. Le nouvel ordre moral dit: ayez le moral, c'est un ordre. Qu'expriment-ils, à la fin? La supériorité de celui qui est armé d'une caméra et qui dit au quidam: on est tous des regardés, des regardables, sachez-le, on est tous sous le grand futur regard normatif. Vous n'êtes à l'abri nulle part. Sur la France, entendez l'éternel sifflet de l'agent: soyez prêt à montrer vos papiers et votre bonne humeur. Marrez-vous, vous êtes surveillés.

Bien sûr, toute critique sociale est totalement absente des préoccupations de ses "gagmen". Au contraire, ils militent pour que le gag soit au dessus de la vie, comme si la rigolade était le but de toute chose. Tout autre idéal est ridicule puisqu'il "se prend au sérieux". Et cette poilade est apolitique: les personnalités publiques sont épinglées non pour leurs opinions ou leurs actes, mais seulement à cause de leur profession. Pour les passants, l'agression est "gratuite": ils ne sont pas piégés à cause d'une responsabilité dans l'ordre social, on ne leur demande pas une réponse morale à un désordre, non, ce serait rompre avec la règle du jeu qui est l'amoralité de l'émission.

Eh bien c'est donc de la politique!

Une seule façon d'en avoir le cœur net: si quelqu'un, dans la rue, vous pose une question idiote, mettez lui votre main dans la gueule. S'il rit, c'était la télé.

Jacques Bertin