Le malin plaisir de Jacques Bertin (17 mai 2001)


 
Allez hop !
 

 
Cela se fait déjà, paraît-il, dans d'autres pays. Et chacun applaudit: voilà une belle astuce! Et marquée au coin du bon sens… Quoi? Taxer le jeu, les paris, la loterie nationale pour financer la culture, et notamment l'achat d'œuvres d'art par les collectivités publiques. Faut dire que dans la mesure où l'Etat suit les spéculateurs, les cotes élevées coûtent la peau des fesses de la nation -si j'ose me permettre.

La question s'est posée ces jours-ci au Parlement, où l'on discutait en première lecture la nouvelle loi sur les musées de France. Nos musées sont régis depuis 1945 par une ordonnance parfaitement obsolète. On projette de réunir musées publics et musées privés sous un label unique apportant aux nouveaux labellisés, à la fois une tutelle, des avantages et des obligations. Bon. Soudain un député a déposé un amendement… Et malgré l'opposition de madame Tasca, la chambre a voté la taxation de 1% du chiffre d'affaires des casinos. Ca rapporterait 600 millions de francs, six fois les crédits d'acquisition actuels, paraît-il.

Vraiment, cette affaire est trop drôle. D'abord parce que les députés ont voté à l'unanimité. Ça vous a un côté expéditif qui pourrait exprimer un certain agacement devant un problème insoluble. Ce que j'appellerai le syndrome "Allez hop!".

Je suis pour cet amendement. Pourtant ses motifs sont absurdes. Et ce qui m'intéresse ici, c'est la psychanalyse de l'idée: l'argent sale pour des besoins propres… Mystère de l'esprit humain: on rapproche des choses si éloignées qu'elles doivent bien quelque part être voisines, non? Ce qui coûte un prix fou doit être pris chez les fous. Le mal (le "démon du jeu") au service du bien: la culture. Et cætera. Et que diriez-vous de cette suggestion: taxer la pornographie pour subventionner les chorales d'enfants?

Voilà ce qui me fait rire: l'enthousiasme de tous pour faire comme s'il y avait un rapport. Et comment l'extravagance prend l'aspect du bon sens. Lequel bon sens est d'ailleurs justifié, j'en conviens, par l'attitude du spéculateur d'art: ce qui fait la valeur d'une œuvre recherchée, c'est qu'elle est recherchée, et il n'y a pas loin de la démarche d'un François Pinault à celle du turfiste. A la salle des ventes comme au casino, la question posée est: comment suivre… (Dépenser des milliards dans ce cadre s'oppose d'ailleurs à l'aide à la création d'aujourd'hui. D'où peut-être l'agacement des députés: allez hop, mettons-les tous ensemble.)

Hélas, cette extravagance parlementaire passée en première lecture n'ira pas loin. D'abord parce que, dans ce pays, la règle, c'est qu'il n'existe pas -heureusement- d'impôts directement affectés. (Sauf des exceptions, comme le mécénat d'entreprise, par exemple. C'est d'ailleurs pour cette raison que j'y suis opposé: on permet à une entreprise de sortir de son objet social pour se substituer à l'Etat dans sa fonction essentielle, la redistribution.)

Mais passons. Ça ne se fera pas, parce que Bercy est contre. Bercy est une sorte de sphinx méchant qui marmonne entre ses dents sur la Seine, là-bas, dans l'Est. Les élus du peuple sont pour? Bercy les empêchera de s'oublier, ou d'avoir de l'humour, ou un beau soir de mai de confondre les torchons et les serviettes.

Vous avez noté: six fois les crédits. Imaginez ce qu'on se mettrait à acheter comme croûtes, nains de jardins et théières de ma tante Marthe si l'amendement finissait en loi. Quel dommage que Bercy nous interdise cette apothéose!

Jacques Bertin