Ignoble
Quand je sors de chez moi, mon premier regard, tous les matins, c'est un clochard. Puis j'en vois toute la journée. Par dizaines, par centaines. C'est une race nouvelle, apparue à peu près lorsque les socialistes prirent le pouvoir, il y a vingt ans, et qui n'a cessé de proliférer. (De sorte que, faisons un peu de politique, et disons-le crûment: lorsque je pense aux socialistes, je vois des clochards. Et l'inverse).
Or, depuis la mi-juin, il y a eu à Paris une "intervention artistique" d'un artiste "plasticien" qui voulait, tenez-vous bien, nous sensibiliser, aux SDF. Sous un faux abri-bus, des clochards appointés parlaient aux passants dans un but pédagogique. Subventionné 1 million de francs par le ministère de la Culture et la Mission 2000.
Il y aurait beaucoup à dire sur ces "performances" des plasticiens, qui s'éloignent de plus en plus des arts plastiques et qui, au fond, ne sont que des formes pré-théâtrales, ou sous-théâtrales: le théâtre moins l'intrigue, moins les personnages, moins la mise en scène, moins l'écriture, moins les comédiens. Une régression. Mais ce n'est pas mon propos, aujourd'hui.
Il y a plus grave. Cette "performance" est une des provocations les plus ignobles qu'on ait inventées depuis longtemps. Sous prétexte de s'occuper de notre (supposée) "bonne conscience" (d'après un journal), elle nous insulte, nous, le peuple, au plus profond. A quoi rime de nous sensibiliser à ce que nous voyons quotidiennement, et qui, quotidiennement, nous rend malade? Si encore l'auteur était allé faire son cinéma devant le siège du PS, par exemple, c'aurait pu être drôle. Une vraie provocation. Mais il eût prit un risque pour sa prochaine subvention... Ou devant la maison d'Antoine Sellières! Mais non: ce fut sur le parvis de Notre-Dame!
S'agissait-il de sensibiliser les touristes? Mais est-ce que la misère n'est pas justement la première chose que les touristes voient désormais lorsqu'ils débarquent dans la "ville-lumière"? A qui l'auteur veut-il faire la leçon? Et quelle leçon? Car il n'a nullement développé une analyse politique, ou montré des responsables ou des réformes sociales à engager...
Cette ignominie pose le problème de la récupération des problèmes sociaux par certains artistes. On se souvient de Guy Bedos, jouant la Pompadour en montant un spectacle avec des chômeurs, y invitant le tout-Paris, les télés, et les journaux languiens, sur le ton de: je vais vous montrer comment qu'il faut faire, moi. Sûr que c'est plus facile de parler à un ministre quand on est Bedos que quand on est une association locale de Trifouillis... Puis quoi? Puis rien. Les pauvres purent continuer à crever. La seule nouveauté fut que ceux, les bénévoles anonymes, les associations méprisées d'action culturelle, d'éducation populaire et de théâtre amateur, qui travaillent à longueur de temps, se sentirent insultés, en plus d'être méprisés. Le héros de western s'était amené, revêtu de son costume de "sensibilisateur" tout neuf, avait montré aux briscards comment se servir du revolver, avait tiré son coup et avait disparu. Dans l'anonymat et le mépris renouvelé de la presse, eux poursuivent leur action, juste un peu blessés par ce coup. La sinistre affaire du parvis de Notre-Dame a coûté 1 million de francs pour douze SDF! A ce prix-là, beaucoup d'associations accepteraient de se tirer des coups dans le pied!
Cette performance est terminée depuis le 31 août. J'ai attendu qu'elle le fût pour en parler. Nous sommes le peuple, nous savons parfaitement qu'il y a des chômeurs, des clochards, de la misère noire. Cette régression de la société depuis vingt ans nous fait honte. Nous cherchons à nommer les responsables et à lutter contre eux.
Jacques Bertin
