Le malin plaisir de Jacques Bertin (14 mars 1991)


 
Lorsque je veux savoir pourquoi je fais cet hebdomadaire-ci, je lis les autres. Par exemple, le Nouvel Observateur qui en éteint. Sous la plume de Jean-François Josselin, voici un hommage à Jean-Louis Bory. Josselin écrit que le regretté romancier et critique cinématographique fut "ce chef-d'œuvre de l'intelligence et, partant, fatalement, de l'intelligentsia". Partez fatalement sans moi, Josselin, si vous croyez qu'intelligence est synonyme d'intelligentsia. Partez mais attention: passé la place Denfert-Rochereau, il y a des loups. Et les manants, plus loin que la porte d'Orléans, mangent les enfants.

Je lis cela dans le bus. Les bus qu'on nous fait sont bien silencieux! Et ce progrès de la technologie nous permet d'entendre presque distinctement -autre progrès- le walkman du voisin. Ce jeune homme s'abîme les oreilles avec allégresse, s'abîmant aussi dans une forme d'autisme qui ne laisse pas de m'inquiéter. Qu'il m'arrose quotidiennement avec des bruits de robinets et de machine à coudre me navre. Mais bien davantage toute cette absence de musique qu'il ne pourra écouter à quarante ans, vu qu'il sera sourd comme l'impôt. J'ai noté que ce garçon bouge parfois le bout des doigts, tapant une sorte de rythme sur le bord de son siège. Est-ce le signal? Un appel au secours? Est-il en train de s'étouffer par les oreilles? Dois-je intervenir? Mais je suis lâche et je laisse traverser Paris et l'existence avec des yeux vides qui n'auront rien vu. Aucun autre voyageur -regards courroucés, pourtant- ne dit rien. On est tous des lâches.

Fusillé par les yeux blancs du garçon, je revois en mémoire, il y a trente ans et plus, mon frère aîné donnant de grandes bourrades au poste de radio familial dans le but de le ramener à la vie. (Et je trouvais mon frère bien cruel avec la bête). J'imagine la même scène avec un walkman et le récipiendaire s'assommant de coups pour changer de longueur d'ondes. Je me marre, mais lui ne voit rien.

On n'est plus comme ça, aujourd'hui: sitôt l'objet détraqué, on le balance. Espérons que le petit gars du bus ne se jettera pas avec.

Demain, il faudra que je vienne avec mon poste à lampes. Dans un sac, comme un chien.

Puis soudain, tournant une page du journal le Monde, je suis tombé sur ce titre: "Le chanteur Victor Jara a été torturé avant d'être assassiné". Et instantanément, des larmes me sont montées aux yeux. Comme si j'apprenais la nouvelle. Comme si cet événement vieux de bientôt vingt ans était survenu hier. C'était le curieux libellé du titre. La commission d'enquête nommée par le président chilien Patricio Aylwin a confirmé officiellement ce que chacun savait: quelques jours après le coup d'Etat de Pinochet, le chanteur guitariste dont le talent symbolisait l'unité populaire eut d'abord les mains brisées. Les tortionnaires, en effet, ont le sens du sacré. Puis, on l'a fini d'une rafale.

Et, dans ce bus, avec mon émotion jusqu'aux yeux, intacte et naïve, pris au dépourvu par le temps qui ne passe pas, c'était moi qui avait l'air d'un autiste, probablement. On ne se refait pas, quoiqu'on soit souvent refait. Mais heureusement pour moi, le petit gars au walkman dont le regard me traversait n'a rien vu. Je suis donc resté seul. Lui aussi.

Jacques Bertin