Le malin plaisir de Jacques Bertin (6 octobre 1994)


 
Mon ami Lucien. Vous ne connaissez pas mon ami Lucien. Vous devriez. Un homme de gauche, sérieux, généreux, fin, exigeant, fils du peuple, cultivé, ouvert… Bon, j'arrête. Ca fait des décennies qu'il vote à gauche, Lucien, le plus à gauche qu'il peut. Il a dû lui arriver de voter au centre, aussi, c'est dire qu'il n'est pas sectaire, qu'il tâche de peser sur la société avec son poids de bulletin de vote, simplement. Il veut que la démocratie, il veut que le peuple, il veut que les pauvres, il ne veut pas que la bourgeoisie, il ne veut pas que l'injustice, il ne veut pas que la bêtise, il ne veut pas que les cons. Voilà, vous êtes intimes, maintenant…

Mon ami Lucien vit dans une petite ville de la région nantaise. Parmi ses vieilles connaissances, il y a le candidat tête de liste socialiste qui a été battu aux dernières municipales. On a à peu près le même âge, on se parle librement. Lucien: "Je n'ai pas voté pour toi." L'autre rit, il connaît Lucien depuis longtemps, il ne le croit pas. Lucien insiste: "Non non, je n'ai pas voté pour toi." L'autre reste incrédule. "Pourquoi?"

- Tu comprends, dit Lucien, en face de vous, il y avait la liste d'union des intérêts locaux; on sait ce que c'est: trois agriculteurs, le charcutier, le garagiste, quelques résidents secondaires, trois retraités de la fonction publique, et quelques abonnés au gaz. Rien, pas de programme, l'immobilisme, la fête votive, la clique municipale, la salle des fêtes, le charme des ormes sur les pavés disjoints du quai, le gueuleton du troisième âge… un manque total d'imagination et d'ambition. Autant dire rien. Il ne se passera rien. Il ne se passe rien.

L'autre ne comprend toujours pas.

- Justement, nous on …

- Justement, vous, vous aviez un "projet": De l'audace, des défis relevés, des ronds-points, des rues retaillées, des ponts élargis, du dynamisme, des bonnes intentions, du développement, l'aménagement des berges de la rivière, le goudronnage du chemin de halage, une piste de VTT, une valorisation des sites, des échéances, des talus rabotés, de la propreté, du net, un service de relations publiques, des technologies nouvelles, des couloirs peints en blanc sur un revêtement beaucoup plus roulant, des couleurs électriques sur une signalisation efficiente, des panneaux Decaux, des abords dégagés, les habitants de la métropole voisine qui viendront faire la queue au feu rouge, le dimanche. Un projet, quoi, celui de faire d'une "petite ville charmante mais un peu assoupie" (qui n'était pas de son temps mais n'en savait rien), une agglomération qui relève les défis de l'avenir, cinq mille habitants de plus à l'horizon 2000, un projet! montrer à la terre entière de quelle électricité on se chauffe, un projet qui me regarde les mollets avec un grognement de bulldozer, des voyages d'étude à l'étranger, la sonorisation dans les rues tous les samedis, un projet! un centre de congrès, du projet, entrer de plain-pied dans je ne sais plus quoi, de l'action, du nerf, de l'audace, quoi, bref, un projet, pas de la bibine…

- Eh bien oui! fait encore l'autre, plutôt fier.

- Eh bien justement, j'ai voté pour les autres. Parce que, eux, ils n'ont pas de projet. Merde à la fin.

Jacques Bertin