Le malin plaisir de Jacques Bertin (29 octobre 1992)


 
Je voudrais vous raconter une simple histoire que je vis quotidiennement et qui me lasse à la fin. Voilà: je suis devant ma télé et je regarde le journal de vingt heures, en bon Français. Soudain, crac, le présentateur annonce la page médicale, c'est tous les soirs la même chose. Avant que j'aie eu le temps de réagir et fermer le poste, une marmite de boyaux se déverse dans mon assiette, mélangée de cœurs de singes pantelants et de cerveaux percés à la fraiseuse, tout ça sous les mains verdâtres de bandits masqués qu'un commentateur extatique encourage en prononçant à mon intention des mots compliqués selon lesquels je suis pratiquement sûr d'être sauvé désormais. Or déjà, j'ai le cœur qui tourne et le for intérieur qui vasouille.

Je ne sais quel génie de l'audiovisuel a eu l'idée de placer une page médicale quotidienne au milieu de mon repas du soir. Je tiens à l'informer que tout aussi quotidiennement, l'envie de dégueuler m'envahit par le bas et je ne dois pas être le seul. Le sait-il?

C'est pourtant ainsi que vit la France vespérale, les yeux plongés dans les glaires, la fourchette arrêtée, l'œil exorbité, le teint blanc, interdite et silencieuse. C'est chaque jour à cet instant-là que mon aîné sort de table et se précipite dans la salle de bains, ma gamine se met à hurler, ma femme reparle de l'oncle André, celui de la double pleurésie et ma belle-mère de Sainte Thérèse-de-Lisieux, morte d'un phlegmon. -Il faudra que vous écriviez belle-maman, pour demander qu'on nous dépiaute un phlegmon, grimace le petit (sept ans) qui, lui, adore la séquence médicale! Je le gifle. Il paraît que le foie de l'oncle était dans un état, tiens, comme celui qu'on voit à l'écran (Et ReGarDez Bien!…claironne l'autre extatique).

Je navigue dans un bateau mourant un jour de tempête. La belle-mère, hypnotisée, mâche la même bouchée sans émettre un son comme dans un ralenti au cinéma. Puis le professeur Cabrol (ils s'appellent tous comme ça, non?) exhibe d'un air vainqueur le gros colon du patient, on dirait Alain Prost secouant le champagne à Monza. Un filet gluant déborde de la télé par les interstices. Le commentateur, éperdu, nous annonce que la microbiomoléculologie-génétique-informatique par laser permettra désormais d'éviter que nos reins soient arrachés à la pioche. Ca me fait très plaisir. On nous rappelle l'ancien système, affreusement archaïque, en effet. Une pelleteuse aux crocs ensanglantés traverse l'écran.

Gisèle: - Tu veux du rab de nouilles? Non merci, je sais pas pourquoi, je me sens ballonné… Il y a un scalpel, là, devant, qui me découpe le poumon jusqu'à l'épaule et la peau s'ouvre comme un fruit. C'est très intéressant. Le contenu d'un gros intestin se déverse sur la table. Vous remarquez que c'est très propre, fait le bandit masqué. Ah, c'est vrai, je n'y avais jamais fait attention. Et, regardez bien, dit le préposé à la joie de vivre, regardez bien ce foie de chimpanzé! On va sous vos yeux, hop, le placer dans le malade… Schlaff!!! Mes yeux? Où sont-ils? Je cherche mes yeux, ils sont bien quelque part, tout de même… Je m'évanouis.

Ma belle-mère trouve que c'est de la mauvaise foi. Gisèle emporte les nouilles froides à la cuisine. Mon fils propose de les envoyer à l'émission pour faire avancer la science. Ma gifle est un appel au secours. On peut supposer que le patient désossé sous nos yeux se regarde mourir dans l'écran de contrôle et dégueule en se tournant du côté de l'éternité pour pas que ça se voie dans les chaumières…

Je ne sais pas si j'ai assez bien exprimé la tension qui m'envahit par avance lorsque je vais ouvrir mon poste pour regarder le journal du soir.

Jacques Bertin