Le malin plaisir de Jacques Bertin (14 novembre 1991)


 
Le petit rital de l'impasse des Mûriers est mort. Et nous sommes tristes. Il était devenu le symbole de la France et sa vie racontera notre histoire. Nous sommes tous des ritals de Marseille, fils d'immigrés, fils d'exilés politiques antifascistes, anciens garçons-coiffeurs passés par les docks des Chantiers de la Méditerranée. Et nous avons aimé les amerloques, Fernandel, Bourvil et Trenet au point de vouloir monter sur scène chanter Dans les plaines du Far-West. Nous avons tous un frangin qui milite à la CGT, nous avons cru à l'avenir à gauche, dans les franges du parti communiste français, au temps où celui-ci sortait de la guerre comme le parti des fusillés et où Eluard et Picasso lançaient des colombes au ciel atomique. Nous ne voulions pas que le peuple français fasse "jamais" la guerre au peuple russe, et il fallait que les US go home avec leur général Ridgeway-la-Peste! Le peuple russe avec ses dizaines de millions de morts, c'est lui qui avait payé le tribut le plus lourd à la lutte contre Hitler. Alors on chantait "quand un soldat s'en va-t-en guerre, il a…" Et on était tous un peu Lemarque, un peu Montand. Il y avait les Feuilles mortes et Rappelle-toi Barbara. Or il pleut toujours sur Brest et les enfants qui s'aiment s'embrassent toujours contre les portes d'une nuit tout aussi noire. Montand c'était nous, il épousait Signoret et il frôlait Marilyn, qu'est-ce que t'aurais fait à sa place, Casque d'or contre casque platiné? Puis les choses ont changé et on a vu les chars russes dans les rues de Budapest. Ce n'était plus possible, il fallait rompre avec les communistes! Il fallait aller dire à Khroutchtchev, Molotov et les autres que Budapest c'était dégueulasse. Et on vous balançait dans la gueule les crimes de Staline. Et c'était dur d'être un ex-prolo fidèle à sa classe. Mais on avait quand même réussi la grande alliance entre la classe ouvrière, les artistes et les intellectuels.

La Guerre est finie, celle d'Espagne, c'était encore lui, Montand. Puis Z, et dans les salles, après le dernier silence du film, les gens applaudissaient, les larmes aux yeux. Mais il fallait aller plus loin et tourner l'Aveu. Pas un héros, Montand, mais enfin, il choisissait souvent bien ses rôles, je veux dire que ce n'est pas Belmondo ou Gabin qui seraient allés là prendre des coups. Mais c'est comme ça qu'on devient un mythe. Faut apprécier comment, avec quelle force du poignet, le petit gars de l'impasse des Mûriers se hissait dans l'Histoire, dans l'Histoire pas faite par les gens comme lui.

Oh, bien sûr, comme comédien, il n'était pas toujours sensationnel. Il en faisait trop, parfois, surtout dans la fantaisie. Et comme chanteur, il lui arrivait d'être approximatif. Ce ne sont pas tous les jours les Feuilles mortes. Parfois ce ne sont que des partitions chiffonnées. Dans l'Etrangère, les musiciens, qu'est-ce qu'ils souffrent, derrière, à suivre cette absence de mesure! Et dans Syracuse, donc, quelle bouillie ! Et lorsqu'il chante Hollywood, cette chanson si charmante dans la bouche enfarinée de son auteur, David Mac Neil, dont l'accent franco-américain fait si bien passer les effets, ça devient, avec la diction impeccablement cravatée de Montand un pénible exercice de civilisation américaine. Mais c'est sans importance. Le temps fera le ménage à condition que les gardiens du temple nous autorisent à exercer notre sens critique sans nous traiter de rabat-joie.

Un furieux, à part ça, Montand, un vrai Marseillais qui s'emporte et qui se contredit. Et toujours là pour la bagarre. Certes, en vieillissant, il a pu deux ou trois fois se laisser prendre au jeu, au piège de père putatif de la nation. Il a dit quelques conneries. Mais pas mal de choses justes aussi. Et ma foi, il s'est arrêté à temps. Et les risques, il ne les faisait pas prendre par d'autres. On peut compter sur les doigts les artistes qui se battent avec une absence de prudence aussi caractérisée. Sera-t-il président? demandent les imbéciles. Là ce fut le moment charnière où il fallait faire un pas en arrière, Montand! Il l'a fait.

Moi, un film avec Montand, j'y allais. L'amitié, mon vieux, Vincent, les autres et moi. Et puis il me faisait penser à mon père, ce fils de pauvre devenu distingué, costard, gentillesse, lenteur, tout ça. Mon père à qui il serait arrivé certaines histoires policières, car l'homme ne disparaissait jamais tout à fait derrière le personnage. La France dégainait son flingue et rentrait dîner avec de vieux amis. La classe. Et je serais allé à Bercy en 1992. Non que je le prenne pour le plus grand acteur ou le plus grand chanteur. Mais je le prends pour un artiste de grand talent qui n'a pas déshonoré le métier. Qui a su rester populaire en parlant dans le blanc des yeux aux grands de ce monde. Un homme quoi. Pas mal. Il n'aura pas eu le temps d'être le Papet, dommage ou tant mieux. Parce que c'est vrai aussi que deux ou trois fois, il nous les a gonflées, Montand. Mais combien de fois il nous a rendus fiers en partant à la chasse aux feuilles mortes, aux injustices, aux douleurs? Je ne vois pas quel autre homme, même plus doué, meilleur artiste, ou meilleur militant, pourrait nous offrir à tous, collectivement, un meilleur personnage pour représenter dans l'Histoire les Français des Trente Glorieuses et de leur ciel de traîne. Montand, l'histoire d'une classe, ceux qui avaient 20 ans en 40. Et l'histoire d'une classe sociale. Et la classe.

Jacques Bertin