Le malin plaisir de Jacques Bertin
(5 novembre 1998)
Il y a, dans une église que je ne nommerai pas - car les
services compétents pourraient y aller mettre bon ordre -
une chapelle latérale miraculeusement épargnée par
la restauration. Un autel presque effondré y soutient un retable
branlant, avec l'aide de quelques pans de charpente antédiluviens
liés par des menuiseries mangées aux vers. Tout ça
n'a aucun intérêt artistique ni historique. On devine, vers
le haut, dans l'obscurité, des poussières romanes où
des araignées considèrent l'humanité comme des grands
d'Espagne. Deux chaises cassées montent la garde avec un cierge
qu'une vieille s'obstine à planter là quotidiennement pour
le souvenir sans doute d'un jeune homme. En face de l'autel, un tableau
montre une descente de croix par une nuit d'orage : on ne distingue
- et avec peine ! - que les reflets sur les casques des
soldats. Un vitrail obscur ajoute à l'ombre ses parfums. Or je me trouvais là pour l'enterrement d'un ami, l'autre
jour, et mon regard était sans cesse attiré par ce coin
sombre où restait une vie qui, dans le reste du sanctuaire, semblait
comme interdite. Ici, il se passait quelque chose d'extrêmement
chaleureux, de conciliant, de complice. La vie était là :
de la mort en marche. C'était cet abandon même, cet écroulement
magnifique qui me rassurait, car tout ça me racontait une longue
histoire dont j'étais et me disait que la mort n'est pas grave...
Et, je pensai que dans ces minutes d'angoisse que sont les cérémonies
de sépultures, les réponses viennent de là, de l'informe,
de la lassitude des choses obsolètes qui n'est évidemment
pas triste. Aussi est-ce pour des raisons métaphysiques que j'aime
le passé. Ce passé-là, que je ne confonds nullement
avec l'autre, le patrimoine restauré, prêt à l'emploi,
rentable intellectuellement et financièrement, atrocement silencieux. Dans mon enfance, j'aimais les objets oubliés, les outils
cassés, les lieux où traînaient ces choses qu'on avait
laissées à elles-mêmes. Jadis, il y avait là
un terrain vague, une libre pâture, un essart, un sentier, un trou
dans la haie, une palissade effondrée, un monument envahi par la
végétation, des souvenirs s'en allant dans l'oubli. De la
paix. Aujourd'hui, tout est nickel, et la volupté de vivre s'exténue.
Pas un centimètre qui échappe à l'investissement.
Pas un centimètre qui ne soit une négation du temps qui
passe, du saint désordre, de la vie et de la mort et, au bout du
compte, qui ne serve à créer davantage d'angoisse encore.
L'époque, avec son obsession du nettoyage permanent, fait une société
hygiéniste, puritaine comme ces ménagères passant
leur vie le chiffon à la main et qui parviennent à leur
dernier jour après un parcours sans faute, n'ayant jamais fait
qu'astiquer le réel sans jamais avoir vécu.
Jacques Bertin
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