Ce texte, refusé par Politis, a été publié par Marianne le 5 novembre 2001.

Le [dernier] malin plaisir de Jacques Bertin (25 octobre 2001)


 

 

Un mot de Jacques Bertin :

Après avoir été, depuis février 1988, chef de la rubrique "culture" puis rédacteur en chef adjoint responsable des pages "culture", j'ai été licencié en mars 2000, conservant seulement, à titre de pigiste, une chronique hebdomadaire et la rédaction en chef de numéros hors série (Avignon, Education populaire, loi de 1901…).
Denis Sieffert, directeur de la rédaction, ayant refusé ma chronique du n° 672 (25/10/01), j'ai décidé de cesser définitivement toute collaboration avec Politis.



Les petits blancs

Vous devriez visiter Château-rouge. C'est, juste sous Montmartre, un petit quartier du XVIIIème arrondissement. Un quartier de quartier, pourrait-on dire, qui ne se faisait pas remarquer, jusqu'ici. Samedi, vous auriez pu y voir une manifestation, bravant la pluie battante. Deux cents personnes. Pas des manifestants professionnels, non ; seulement le voisinage ; des gens gênés d'être là, en pleine rue, derrière ce mégaphone, avec la crainte de se faire qualifier de "petits blancs" dans le journal de lundi. Ce qu'ils faisaient? Ils manifestaient contre l'inertie des pouvoirs publics devant la dégradation du quartier, récemment transformé, sans qu'on sache qui l'a décidé, en capitale des exotismes. Un pur délire. Pas d'autre mot. "Non-droit et loi du plus fort", disent les habitants : c'est totalement vrai.

La rue Poulet est probablement la rue la plus sale d'Europe, allez voir. La minuscule station de métro Château-rouge est totalement submergée : des queues, des bousculades, une sorte de Mont-Saint-Michel inverse. Quelles sont les tendances dans l'immigration clandestine? En ce moment, c'est Indo-Pakistanais, il semble. La RATP conserve là quelques malheureux employés apoplectes, mais à Marcadet, la station d'à côté, elle les a prudemment enlevés.

La circulation? Embouteillage monstre permanent. Des milliers de voitures immatriculées dans toute l'Europe, en province, en banlieue! Tant pis pour les riverains. Sur les trottoirs, on se réunit par villages devant les boutiques trop petites. Les camionnettes des commerçants, qui ne bougent jamais et dont d'ailleurs beaucoup seraient bien incapables de rouler cent mètres, remplacent la cave qu'ils n'ont pas. Le nombre de "véhicules" qui, si la loi était respectée, devraient immédiatement aller à la casse est phénoménal. Le bruit? Un tohu-bohu permanent oblige les riverains à vivre fenêtres fermées. L'Hygiène? Je préfère pas vous raconter ce que je vois.

Que peut la police contre les vendeurs à la sauvette? Rien. Des matrones me proposent des soutien-gorge grandes tailles… Tout ça amuse les journaux chics, qui trouvent ce "marché aux voleurs" si pittoresque! A ne pas manquer. "Il paraît que c'est un quartier vachement sympa…" me disent mes amis, qui n'y viennent pas. Non, il est seulement délirant. Nous avons maintenant des putes, rue Doudeauville. La gueule des vieux du quartier, errant et recherchant leur vie ancienne sur l'emplacement de l'ancien charcutier! Drôlissime! Un jour, je suis rentré dans la droguerie en bas de chez moi, pour acheter des lacets. Le gars ne parlait pas un mot de français. Sa femme non plus. Quand on tient un commerce de proximité, c'est emmerdant. Surtout pour la proximité. Je vous dis pas les kilomètres que je dois faire dans Paris lorsque je veux manger des frites. Ca vous fait rire? Alors vous aimerez ce quartier.

Les squatts? Oui, bien sûr. Dans les immeubles les plus propres, c'est encore meilleur. Il suffit au squatteur de défoncer la porte à coups de pied. Est-il viré? Il reviendra demain; c'est déjà presqu'un ami.

Que font les pouvoirs publics? Mais rien, madame. La rumeur court qu'ils laissent pourrir pour ensuite lancer de grandes opérations immobilières. Et ainsi des centaines de "petits blancs" s'attendent à être ruinés; ils ont un "sentiment d'insécurité". C'est bien fait.

Jacques Bertin