Le malin plaisir de Jacques Bertin (29 juin 2000)


 
Un Signac à la mer

Le 23 mai, à l'Assemblée nationale, Jean-Pierre Brard, député de Seine-Saint-Denis, posait une question orale au ministre de la Culture sur la restauration des œuvres d'art. Ce doit être -sauf erreur- la quatrième question orale ou écrite que des parlementaires de toutes tendances posent sur ce sujet sans que les responsables fassent davantage que distribuer quelques bons mots à la représentation nationale qui se laisse ainsi gaver sagement. Passons.

Quant à moi, il me gêne un peu de devoir vous parler à nouveau de ce sujet; mais il s'agit d'un combat commencé dans ce journal il y a déjà une dizaine d'années et que je ne suis pas disposé à lâcher.

Il y a d'habitude, dans l'escalier d'honneur de la mairie de Montreuil-sous-Bois, dont Jean-Pierre Brard est premier magistrat, un grand tableau de Paul Signac intitulé Au temps d'harmonie, que tous les spécialistes disaient, il y a encore très peu de temps, en parfait état de conservation. Sauf que ces dernières années, il est sorti plusieurs fois, et plusieurs fois, il est rentré de ces déplacements de star avec une petite déchirure... En ce moment même, d'ailleurs, il est au Grand Palais et il circulera bientôt à Bruxelles avant de revenir au musée d'Orsay, puis au Grand Palais à nouveau.

On a fait croire aux gens, depuis quelques années, que les prêts répétés, la circulation des œuvres à travers le monde, c'était un progrès "démocratique": chacun a droit à tout, tout voir, jouir de tout. Ce consumérisme encourage un absurde fantasme: être un homme c'est au contraire savoir qu'on ne verra pas tout.

Mais cette illusion travaille au profit des commerçants et des responsables des musées. Évidemment, elle est dangereuse pour les œuvres: car ces prêts multipliés accélèrent leur vieillissement (quoique les déplacements, chocs, changements de température, d'hygrométrie, etc, ne leur fassent courir officiellement aucun risque). D'où une politique simultanée de restauration systématique. Oui, systématique: tous les tableaux d'un peintre, par exemple, pour unifier le résultat... ou toutes les sculptures d'un musée qu'on rénove... Des restaurateurs prétendent ainsi retrouver l'état d'origine des œuvres, ce que chacun sait impossible. Car c'est avec des yeux et une pensée moderne qu'ils restaurent, tâtonnent, fouillent dans les vernis anciens, ou, par exemple, décapent les statues millénaires de leurs peintures qui font si "sales". "La politique de restauration appliquée ces dernières années est empreinte d'une radicalité qui se révèle inquiétante au vu des résultats qu'elle produit. On semble considérer qu'un effet spectaculaire est indispensable à une restauration réussie", dit Jean-Pierre Brard.

Il a aussi osé parler des dossiers des œuvres, dans les cartons de l'administration, "trop souvent incomplets, mal ficelés, marqués par la subjectivité" (car si on dépense beaucoup d'argent pour les restaurations, on en dépense bien peu pour tenir à jour ces dossiers...) et il a enfin souligné que "les décisions ont été prises sans que des règles claires fussent définies ou respectées". Pas de débat, en effet, avec les amateurs d'art et les artistes qui se sont élevés contre ce système. L'administration a forcément raison... On a dès le début répondu aux gens qui s'opposaient qu'ils étaient passéistes, incultes, de mauvaise foi...

A la question de Jean-Pierre Brard, le pauvre Michel Duffour, secrétaire d'État au Patrimoine, ne répond que ce que ses services, c'est-à-dire ceux de la Direction des Musées de France, veulent bien écrire pour lui. Dont il ressort que tout va bien. La nouveauté n'est pas dans cette réponse, elle est dans la question, venant du maire d'une grande ville, un peu agacé de voir son Signac lui échapper de plus en plus. Et ce n'est pas fini.

Jacques Bertin