Le malin plaisir de Jacques Bertin (1994)


 
Le silence de la culture
 

La crise. Economique, sociale, morale. Elle crève les yeux. Et dans la culture?

Elle y est. Mais comme en creux: les cultureux, ces porteurs de la parole, ces responsables de la flamme, se mobilisent-ils en faveur des pauvres, des exclus, de la révolte, d'une autre forme de vie, de l'imagination, de l'utopie, du civisme? Croient-ils en quelque chose? A la culture pour tous? A la culture comme moyen de lutter contre l'injustice? Que disent-ils? Les entendez-vous parler de l'effondrement d'une civilisation? Non, n'est-ce pas! Quel silence!

Et il y a aussi le terrain des intérêts propres des travailleurs de l'art et de la culture. La baisse des subventions s'accentue. Se mobilisent-ils pour défendre le rôle des professionnels et l'idée qu'il en faut, qu'ils sont utiles, qu'ils roulent pour nous? Pour le moment, rien non plus de ce côté. Il est vrai que, la décennie 80, (course à la subvention, à l'amitié d'un subventionneur, lutte pour la médiatisation), a fait éclater les solidarités. Chacun est le concurrent de son voisin. On joue perso. Pour le moment, on ne se mobilise pas.

La culture se tait. Devant le désastre historique que nous vivons, ceux qui sont chargés de parler de valeurs, de porter la lampe, sont évanescents. Hola, me fait-on aussitôt, voudriez-vous revenir à l'art engagé, au "tout est politique"? forcer le délicat poète à éructer dans l'ouvriérisme? le réalisme socialiste, c'est ça?

Pas du tout. Mais vous ne m'empêcherez pas d'être effaré d'un tel silence collectif dans une époque qui aurait tant besoin de mots. Ainsi cherche-t-on vainement à entendre ces questions que les simples citoyens, eux, se posent aujourd'hui tout haut: où va cette civilisation? quelles valeurs sont les nôtres? ne doit-on pas revoir notre rapport à la réussite, à la modernité, à la fidélité, à l'altruisme, à l'avenir? quel sens a un "progrès" qui fait de tels ravages? à quoi ça sert, la culture qui divise le monde en ceux qui parlent et ceux qui subissent la parole? où est l'esthétique dont nous avons besoin dans le désastre? Où sont nos utopies fertiles? Et, dernière question: quand est-ce qu'on bouge?

Ces questions, les artistes et les acteurs culturels semblent ne pas se les poser. Ni individuellement, c'est leur droit, ni collectivement, c'est plus grave. Comme si, en fait de lumière à défendre, il n'y avait que celle mille fois multipliée, mais ça ne fait pas une ère des Lumières, que dégage l'esprit de tel ou tel Créateur. N'avez-vous pas honte,"professionnels", de vous contenter paresseusement d'être une période de démobilisation, de basses eaux?

Les subventions sont à la baisse. Et demain, vous allez nous demander de nous mobiliser pour défendre la culture qui est bonne contre la droite qui est méchante. Vous ferez valoir qu'il vaudrait mieux couper quelques crédits à l'armée plutôt qu'à mon cher talent, qui est tout de même un peu le dernier rempart de l'Esprit; et si vous m'étouffez, c'est un peu Mozart qu'on assassine. Ouai. Vous me citez les noms des gens bien, qui y croient, de ces milliers de cultureux de valeur et de foi. Oui, mais alors? le silence global de la culture?

Je me mobiliserai, d'accord. Au nom de Voltaire, Hugo, Gavroche, Léo Lagrange, Vilar, Jeanson... Mais vous ne m'en voudrez pas, j'espère, de ne courir aux armes que lentement?

Jacques Bertin