Le malin plaisir de Jacques Bertin (22 août 1996)


 
Il y avait, la semaine passée dans le Nouvel Observateur, un papier d'Alain Touraine qui, ayant assez milité contre la France du bas et les non-éduqués, est allé se refaire une santé au Chiapas où les pauvres sont beaucoup plus excitants que les pauvres de France qui, eux, sont seulement des cons. A peine l'important intellectuel arrive-t-il, précise-t-il lui-même, parmi le groupe des "invités spéciaux", que Marcos s'aperçoit de sa présence. Alors, écrit Touraine, "il m'entraîne à l'écart". Photo à l'appui. Alors, c'est qu'il est vraiment très important…

Justement, paraît un livre d'Antoine Spire, Après les grands soirs, qui pose la question des intellectuels. Derrière un titre trop prometteur pour tenir ses promesses, ça part un peu dans tous les sens. Certes, les entretiens avec treize personnalités sont passionnants: les racontages, les confidences ou les réflexions de Francis Jeanson (la modestie comme superlatif de la morale), Jean-Pierre Vernant, Edgar Morin, Joëlle Brunerie, Daniel Mesguish, Marcel Ophüls (sa belle amertume raisonnable), Lise London (admirable) valent largement l'achat du livre. Antoinette Fouque, qui répète plusieurs fois "J'ai accepté d'être élue" devrait sans doute dire "J'ai accepté d'être candidate" (sur une liste du gros salopard macho, ça me gêne, moi, c'est peut-être que je ne suis pas assez féministe?) Il n'y a guère que l'effrayante vanité de Roland Castro ("Je serai certainement ministre…") qui soit insupportable. Malheureusement, Spire, dans ces entretiens et les textes de liaison ne parvient pas, semble-t-il, à unifier tout cela. Autour de la question: y a-t-il une crise chez les intellectuels?

Notre génération a été confrontée à la trahison de certaines élites artistiques et intellectuelles après 1981 et la disparition du grand pôle oppositionnel permanent de la société française. Spire, à plusieurs occasions, montre qu'il voit le problème. "N'ont-ils pas tué l'espérance, empêché pour des décennies que se concocte une vraie solution de changement?" Mais comment cela s'est-il passé? Comment certains ont-ils caché cette nouvelle trahison des clercs qu'est le carriérisme derrière un rideau de fausses questions (le droit de l'hommisme, l'Européisme, etc.), de fausses fatalités (plus de marges de manœuvre, etc.), de fausses pistes (la consommation artistique prenant la place des militantismes)? Sans doute Spire entrevoit-il qu'il y a là de quoi mettre le feu à la baraque: "Combien d'intellectuels ne sont-ils pas ainsi prêts à tout pour renforcer le consensus et cautionner la doxa, pour ne pas risquer de se faire marginaliser par le monde intellectuel?" A un moment, il parle d'un "processus de domination de ceux qui savent sur ceux qui croient ne pas savoir" Comment cela fonctionne-t-il? Peut-être aurait-il fallu interroger les intellectuels (d'autres? de la basse intelligentsia?) sur la question: que reprocher aux intellectuels?

Un message à l'intention de Marcos pour finir: Veuillez vous abstenir de désigner les membres de notre haute intelligentsia en les entraînant à l'écart Nous avons aussi nos emmerdements, vous savez.

Après les grands soirs (intellectuels et artistes face aux politiques), Antoine Spire, Autrement, 342 p., 149F.

Jacques Bertin