Le malin plaisir de Jacques Bertin (10 mai 2001)


 
Le train postal

Le 10 mai 1981, je m'en souviens très bien. Le soir, j'étais scrutateur dans un bureau de vote. Il y avait si longtemps qu'on scrutait l'avenir! Lorsque j'ai entendu que la gauche l'emportait, j'ai marché sur le boulevard, en regardant l'avenir tomber lentement, dans la douceur des choses. Et je marchais, lentement, aussi; pour bien me montrer à moi-même mon émotion. Et là je me suis dit: ouf, fini les réunions, les enveloppes à coller… Erreur fatale, je sais. Il ne faut jamais faire ça. Car les loups veillent dans l'ombre pour surprendre les socialismes qui ne se méfient pas et marchent lentement dans les avenirs naissants.

Et ce soir, je regarde vaguement la télé, où se mélangent les nouvelles. Ronald Biggs, le cerveau du coup du train postal, une très vieille affaire, voudrait revenir dans son pays pour y finir ses jours en causant sa langue maternelle avec des gens de chez lui. Et voilà Mitterrand, le cerveau de l'affaire du socialisme, qui détourna le train du prolétariat. Le coup du siècle: il a stoppé la loco, il l'a entraînée sur une voie de garage, et il a partagé le butin (des vieilles valeurs, des illusions…) avec ses complices. Puis il a disparu dans la nature.

Caché à l'Elysée, dites donc. Extraordinairement astucieux! Qui serait aller le chercher là? Un grand professionnel. Plusieurs fois, pour brouiller les pistes, il a retourné le chemin de fer dans la plaie. Il faisait presque tous les jours des dévaluations du socialisme -pour le sauver, soi-disant. Personne ne voyait rien! Etions-nous bêtes!

Il parle à la télévision, ces jours-ci, vieillard un brin méprisant à peine ennuyé par un éternel rhume de cerveau. Non, il ne regrette rien. Oui, bien sûr, il a tout claqué. Non, il ne souhaite pas revenir au pays, étant donné qu'il ne l'a jamais quitté: la vieille droite bourgeoise, c'est là qu'il était caché depuis des décennies.

Et le butin? Evaporé. Et les complices? Ils courent toujours.

Bon. Les nouvelles de la semaine? Le pape demande pardon pour le sac de Constantinople (XIIIème siècle). Il est vrai que pour Dieu le temps n'existe pas. Mais étant donné que le christianisme est la religion de la conscience individuelle, cette repentance me laisse perplexe. Bon. Je rappelle que personnellement je n'ai participé à aucun massacre. Ni mon père non plus, le pauvre! Donc ne me collez pas sur le dos ni Constantinople ni "nos crimes en Algérie", comme titre Le Monde à propos du général Aussaresses. Je ne sais pas où tous ces gens vont chercher ce dolorisme. Je trouve ça malsain.

J'attends maintenant que les femmes me demandent pardon pour la pomme qu'Eve nous a tendue à tous, il y a des millions d'années, et dont je ne me remets pas. A genoux, les filles! Et causez pas en latin, mais en langue des femmes: de toute façon, ce sera de l'hébreu pour moi.

Un mot sur le pape. C'est vrai que je ne l'aime guère. Mais je n'aime pas non plus le traitement inégal dont est victime l'Eglise catholique dans l'humour français contemporain. Voyez les Guignols de Canal Plus: pas un curé musulman ni un prêtre juif, jamais. Mais un pape catholique tous les soirs. L'audace de nos humoristes est très relative…

Ah, j'oubliais: Loft story. On met des gens dans un espace clos et ils s'arrangent entre eux. Bon. En France, on a été mis ensemble depuis les Gaulois. On a perdu les clés du studio.

Jacques Bertin