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Eloge de Jacques Bertin S’il n’en reste qu’un...
Si vous n’êtes pas un inconditionnel des théories du roman en vigueur, un accro des quatre meilleures ventes de la semaine, si vous tenez que le fond n’existe pas sans la forme, si la littérature est avant tout pour vous «le chant des hommes», alors vous pourriez lire «Blessé seulement», cette suite majeure de poèmes, comme un roman. Jacques Bertin, poète, auteur-compositeur-interprète, journaliste, écrivain, fut l’un des princes d’une espèce de contre-culture, d’une «nouvelle chanson française» aux antipodes de la mièvrerie calibrée, qui remplissait les salles de spectacle avant mai 1981. Une voix, un style. Une musique inhérente au texte et un environnement musical de choix (Didier Levallet aux arrangements et à la contrebasse). On lui promettait un bel avenir. «Le fils naturel de Brel et de Ferré», pouvait-on lire dans «le Monde». Et puis le nouveau pouvoir s’installa (l’espérance de la nouveauté ne dure jamais très longtemps). On revint à la pour-culture, on nomma même un monsieur Chanson (Pascal Sevran). Le bonhomme Bertin est d’une rare intégrité et d’une non moins rare obstination. L’intégrité dérange, l’obstination exaspère. D’autant plus que le poète milite, un peu plus à gauche que la moyenne mitterrandienne, pis, il s’est engagé dans la lutte syndicale. Le combat des intermittents n’est pas encore à la mode. «Le talent ne se syndique pas», prétend alors un Michel Fugain. Chaque époque mérite ses résistants, les vrais résistants persistent à résister après les changements d’époque. Le bonhomme est fidèle entre les fidèles. Et d’abord à lui-même. La fidélité à soi-même dérange. Les radios le diffusent avec parcimonie, les télévisions tiennent à l’écart ce genre de type qui n’hésite pas à s’exprimer sur un plateau. Ou dans le journal auquel il collabore pendant quelques années («Politis») avant de démissionner pour un article censuré. Quand on veut brûler l’homme intègre, on l’accuse d’intégrisme. Et pourtant il tourne. A l’approche de la soixantaine, Bertin continue. A chanter en concert, à composer et à écrire des poèmes et des livres, à produire des disques, pour un public, minoritaire mais fidèle et fervent, qui ne doute pas que certains de ses textes et de ses chansons seront un jour inscrits au patrimoine. Le malheur est réputé bon pour le poète. C’est sa nourriture terrestre. Il faut très tôt choisir entre Paul Géraldy et Homère («Les Dieux tissent des malheurs pour les hommes afin qu’ils aient quelque chose à chanter»). Bertin chante ici le mal d’aimer, d’avoir aimé, d’aimer toujours. Chaque flèche de Cupidon blesse, la dernière tue? Non, «blessé seulement» répond cette complainte, poème-roman mêlant de belles envolées aux courts refrains. Ronsard, Apollinaire, Verlaine, Corbière, Bertin: la poésie qui s’offre le luxe et la modestie d’être aussi chanson. Blessé tout de même, le poète, profondément. Mais les Anthologies de poésie (et l’œuvre de Léo Ferré) le prouvent suffisamment: la douleur et la tristesse se prêtent admirablement à la musique. Dans la vie quotidienne, l’homme tend à dédramatiser. Son humour est discret, poli et désespéré comme il se doit. «Allons, ne l’aimons plus. Donnons un peu du buste / Dans la réalité stupide et le ciel bas / Quelques regrets un peu de l’ancienne flibuste.../ Puis pas d’amour surtout. Et un sommeil de juste / Huit heures de sommeil. Et qu’on en reste là.» En prime à la fin, épilogue-prologue, quelques souvenirs de bonheur. Mais celui de l’écriture court tout au long de ce livre.
«Blessé seulement», par Jacques Bertin, L’Escampette, 110 p., 15 euros. Ses disques sont disponibles chez Velen (le Floride, 21, rue Alfred-Riom, 44100 Nantes).
Jacques A. Bertrand |