Journal d'un chanteur


par Jacques Bertin

Secouons nos briquets !

 

Il arrive un jour où on ose enfin dire qu'on connaît la musique. Mes soixante ans étant sonnés - et moi aussi, un peu, forcément, par le fait… -, et ayant dépassé les quarante ans de carrière, je me sens autorisé à prendre la plume. J'essaierai qu'elle soit légère. Mais lourde pour ceux que leur bêtise amènera dessous. Ici commence le journal d'un chanteur. Un vieux, osons le mot. Qu'a pas peur de causer aux jeunes. Et je ne vais pas me gêner.

Je vous parlerai d'un art qui n'existe pas. Je n'en veux pour preuve aujourd'hui que la façade du théâtre public de ma ville, c'est-à-dire le lieu de la culture, de la pointue, la vraie, celle qui a droit "de cité". Une affiche annonce le programme de l'année, sur laquelle figurent une vingtaine de propositions. Dix-sept sont du théâtre. S'y ajoutent : une soirée jazz, une soirée hip-hop, et une soirée "musique du monde"… Non, il n'y a pas de chanson. Française, tu veux dire ? Non.

Allons, je veux tout de même commencer dans la bonne humeur. Par des félicitations. Elles s'adressent à X…, un Africain. Dans son dernier CD, il célèbre "sa culture ancestrale", selon mon journal, qui en est ravi. C'est très bien de faire ça. Je suis d'accord.

Mais Robert Durand, qui, lui, a repris Aux marches du palais, sous prétexte, dit la pochette, que "cette belle chanson de notre folklore nous honore", c'est un réac, un passéiste, un nationaliste, donc un raciste. A bas le fascisme ! Robert Durand ne passera pas ! A la radio non plus. En plus de ça, il la chante "le mieux possible", sa chanson, dites donc, et sans la déformer avec ses polypes ni son nez. Et c'est comme une agression contre la modernité ! Il ne la métisse même pas, ce qui vous admettrez, constitue une insulte à la saine transgression contemporaine…

Et voici maintenant une extraordinaire histoire, lue dans le journal Le Monde cette semaine. Le héros en est un rocker réputé pour sa dangerosité, son allure androgyne, sa voix de B52, son air d'avoir coulé d'une seringue. Je veux dire qu'il semble à tout le monde extrêmement méchant, un vrai danger pour la société, hou la la. D'où son succès, à ce qu'il paraît : transgressif, subversif, il fait faire pipi aux adolescentes. Tout à fait goût du jour. Voilà. Malheureusement, il a été photographié dans un square, poussant paisiblement la poussette de son bébé ; et un journal a publié cette photo catastrophique. Alors il fait un procès à ce journal qui porte préjudice à son image ! Affirmer qu'Untel est un brave type banal, c'est évidemment miner ses intérêts commerciaux, voyez-vous.

Je vous dirais bien que je plains le bébé, dont j'imagine mal l'avenir, avec un tel connard pour père. Mais là n'est pas l'essentiel. D'après moi, cette affaire nous annonce que nous vivons la fin du XXème siècle en art. Cette longue période, où on nous a fait marcher à la fausse révolte, la remise en question obligatoire, la transgression officielle, l'antibourgeoisisme des gosses de bourgeois, cette période, commencée avec le premier coup de pied dans les couilles de Rimbaud à François Coppée (je crois, ou était-ce Catulle Mendès ?) par lequel il fonde un siècle de commerce du déviant (1) et du dérangeant autodéclaré, et derrière lui ces générations successives de types de mauvais poil que la société n'aura pas, jusqu'au pipi-caca des artplasteux s'attaquant à mon confort intellectuel et ma frilosité, et jusqu'au au rock, dynamitant la société (si si), et enfin cet ultime crétin qui, vendant la mèche, appelle la police pour que le subversif soit vraiment protégé par la loi, eh bien, cette période, cette longue escroquerie à la révolte, ce monceau de mensonges, d'injonctions, d'entourloupes, de cigarettes pompeusement fumées dans les cabinets, c'est fini ! On va avoir le procès des Fleurs du mal à l'envers, si j'ose dire. On va maintenant pouvoir parler d'art. Et je suggère à mes lecteurs de partager avec moi cette grande joie. La liberté retrouvée ! Et puis, deuxième bonne nouvelle : les cons s'autodétruisent à la fin. C'est en ce sens que la bêtise est écologique.

Allons, secouons nos briquets ! Vive l'insoumission officielle ! Et vive le rock (and roll) (métissé) (antifascite) !

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(1) Oui, je sais que, dans notre société culturelle libérée des conformismes, il est mal de manquer de respect à Rimbaud. Je le fais exprès.