par Alexandre Pavin
(Parutions.com, L'actualité du livre et du dvd)
28 février 2014
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Les chants d'un homme
Jacques Bertin Les Traces des combats
- Poèmes et chansons - 1993 à 2010
Le Condottiere 2013 / 18 € - 117.9 ffr. / 280 pages
A l'heure
où l’aculturation est promue en hygiène de vie, où la décérébration est
proposée comme méthode d'amélioration du bien-être et où la
consommation tient lieu de religion globale, notre époque a la chance
d'avoir des poètes qu'elle ne mérite pas. Dans cette France qui a tant
de mal à continuer de promouvoir les idéaux d'émancipation, de partage,
d'éducation populaire et de promotion sociale si chers pourtant à nos
manuels d'histoire et aux discours officiels de la République,
survivent quelques résistants à la médiocrité qui vont leur chemin,
dignes et inflexibles, indifférents aux modes et aux amicales pressions
ambiantes à lâcher un peu de lest.
L'un de ces résistants, c'est
Jacques Bertin, journaliste, écrivain, poète, chanteur, un personnage
complet en somme qui exprime du mieux qu'il peut son humanité.
Résistant assurément, qui non seulement n'évite jamais la bagarre mais
la cherche et prend des coups. Heureusement, Bertin est un personnage
plein de ressources qui ne compte plus que sur lui depuis un bon bout
de temps. Il s'est organisé depuis sa retraite de Chalonnes-sur-Loire,
son lieu, sur lequel s'ouvre d'ailleurs le présent ouvrage (Retour à Chalonnes),
et se débrouille plutôt bien. De là, il anime avec quelques amis des
structures de diffusion artisanales : Velen, sa maison de disques
et Le Condottiere, sa maison d'édition (on se reportera au site de
Velen à l'adresse http://velen.chez-alice.fr). Tant qu'à faire, il est
également son propre producteur de spectacles. Bertin est ainsi bien
organisé pour qu'on ne puisse pas l'empêcher de penser, de chanter ou
d'écrire sur les sujets les plus variés (le lecteur pourra par exemple
consulter ses différents livres en prose ou le site de Velen : on
ne s'ennuiera pas, c'est garanti). Un public maquisard certes
restreint, mais fidèle, lui assure une autonomie modeste et fière.
Avec Les Traces des combats,
Jacques Bertin nous offre l'intégralité des textes poétiques qu'il a
écrits entre 1993 et 2010. C'est donc en quelque sorte la suite de Plain-chant, pleine page (Arléa, 1992) et de Blessé seulement (Escampette,
2005). Le présent recueil est découpé en deux parties de tailles à peu
près égales. La première s'intitule ''Chansons'' et rassemble les
textes mis en musique sur les sept disques que Bertin a fait paraître
entre La Blessure sous la mer etComme un pays, auquel il faut ajouter le texte d'Adieu, amis de ma jeunesse figurant sur le disqueLa Bande des cinq. A une exception près, les paroles des chansons de son opus de 2013, L'Etat des routes, ne font pas partie de l'ouvrage, paru avant. La seconde partie de l'ouvrage, ''Poèmes'', rassemble les séries La Légende d'Anne-Marie, Poèmes d'hiver et Blessé seulement (suite) ainsi qu'une Petite méditation pour l'espérance en temps de paix. Cette seconde partie contient des textes non chantés au moment de la parution, et seul le texte intitulé L'Hiver en France a depuis été mis au programme de L'Etat des routes.
Contrairement
à l'opinion la plus fréquemment rencontrée chez l'homme de la rue aux
oreilles de qui la chanson n'arrive que par les radios, la télévision
ou les supermarchés, la grande chanson française - celle qui rimait
avec humanité, intelligence et poésie - n'est pas morte avec Leclerc,
Brassens, Ferré, Brel et les quelques autres de cette génération qui
sont encore aujourd'hui considérés comme les pères fondateurs de la
chanson dite à texte. Jacques Bertin est là, parmi quelques autres,
mais au premier rang, pour nous le prouver. La différence avec ses
illustres prédécesseurs est que le système commercial ambiant refuse de
le diffuser et n'essaie d'ailleurs même pas de le récupérer, ce qui
justifie l'autarcie évoquée précédemment.
Bertin est un
auteur-compositeur-interprète, qui sait d'où il vient et qui reste
fidèle à son histoire et à l'Histoire. Il fait partie de ceux qui ne
comptent pas leurs efforts (ni leur plaisir) à conserver vivant le
patrimoine poétique et chansonnier français et qui n'ont pas honte,
tout au contraire, de dire leur dette ou leur gratitude. Un travail
utile, de service public, au regard du manque d'empressement des
autorités françaises à mettre en route un conservatoire de la chanson,
alors même que cet art a toujours été intimement lié – et cela même
avant Béranger (Pierre-Jean, pas François) et les goguettes – à
l'histoire, aux révolutions sociales, à la culture et à la vie même de
la France. Ainsi, depuis longtemps, Bertin n'hésite pas à chanter les
autres autant que lui-même : Aragon, c'est classique, mais aussi
par exemple Bérimont, Cadou ou Jacottet, ce qui l'est moins. On se
souvient notamment d'un beau disque intitulé Changement de propriétaire,
enregistré il y a plus de trente ans. Ajoutons que tous ces auteurs et
beaucoup d'autres encore, Bertin les fait également chanter chaque été
depuis bientôt dix ans aux participants à ses ''Ateliers de
restauration du patrimoine chanté''.
Quant à ses propres textes,
Bertin les chante souvent. Lorsqu'ils ne lui paraissent pas devoir
l'être, il les livre sous forme de poésie écrite, comme ici, et même
parfois dites puisqu'il propose depuis quelques temps - c'est là une
idée pleine d'espoir - des lectures publiques en parallèle à ses
concerts. S'il est parfois difficile de savoir précisément pourquoi tel
de ses textes n'a pas été mis en musique et tel autre oui, on observe
que la capacité à porter le chant d'un texte est un souci important
pour l'auteur des Traces.
En même temps, on voit bien que les textes chantés passent bien
l'épreuve de la lecture pure. La question des différences entre les
deux sœurs poésie et chanson se pose alors naturellement. Est-ce
la chanson qui est une sous-poésie comme le veut l'opinion
habituelle ? Ou est-ce la poésie écrite qui est une sous-chanson
comme tant de poètes nous l'indiquent en intitulant leurs textes
«chanson» (de la plus haute tour, des gueux, d'automne...) ? Ici, on
notera cependant le changement de statut de L'Hiver en France, cité plus haut.
Quant
à l'écriture poétique de Jacques Bertin, elle est de forme classique,
le plus souvent rimée et ne s'embarrasse pas de théories ou
d'abstractions. Elle ne cherche pas à faire savante, mais elle est
évidemment exigeante. Pas prétentieuse dans la forme, franche, elle est
concrète mais pas élémentaire. Elle se réserve le privilège de la
liberté et de l'apparente clarté, même si l'on devine juste en-dessous
des mots posés noir sur blanc sur la feuille un fourmillement complexe
de sens et d'impressions. Cette apparente simplicité s'articule autour
de mots et d'idées qui la rendent reconnaissable entre toutes. Il y a
ceux qui disent les sentiments des hommes debout : amitié, ferveur
(n'est-ce pas son mot préféré ?), fidélité, paix. Il y a aussi ceux,
exprimant des réalités palpables, que d'autres ont délaissés de peur
d'être taxés de «vieille France», et que Bertin, lui, recueille
précieusement. Il évoquera alors un fleuve, une maison, une main, le
temps qui passe ou bien qu'il fait. Et puis il y a encore les verbes
d'actions humaines les plus nobles : aimer, pardonner, vivre, etc. Tous
ces mots, Bertin les assemble pour en faire des textes sobres, pudiques
et lyriques souvent à la première personne. L'effet final produit par
les textes du recueil s'apparente à celui laissé par la lecture de la
lettre reçue d'un ami authentique. Du coup, bien sûr, ce sont encore
une fois ses résistances que Bertin chante ainsi, résistance à tous les
mauvais coups de la vie... et cela en fait pas mal. Ce seront le temps
perdu, la perte d'un être aimé, le manque du fils... Cela touche au
cœur de l'humain et cela peut brûler, mais nous aimons le mal que nous
font ces chansons, n'est-ce pas ?
L'un des textes du présent recueil, Aux funérailles au funambule,
est une admirable histoire de poésie vivante. C'est le seul texte du
recueil dont la paternité est partagée, en l'occurrence avec Allain
Leprest, un autre très grand poète et chantauteur, qui appréciait
particulièrement Bertin. On reconnaît d'ailleurs bien la patte de
chacun des deux coauteurs et, de ce point de vue, l'étude du texte est
passionnante. En 2005, Leprest était venu voir Bertin au Forum Léo
Ferré d'Ivry et avait griffonné des bribes de poème durant son concert.
Il avait ensuite confié ce texte à Bertin, probablement avec l'idée
vague qu'il pourrait arriver ce qui arriva : que Bertin le
finisse. Cette anecdote et les documents qui lui sont liés et qu'on
peut retrouver sur le site de Velen donnent l'occasion de voir quelque
chose qu'on voit rarement, de la poésie en train de se faire. Rêvons un
peu : cela pourrait déboucher sur de belles leçons et de
fructueuses réflexions à qui veut les entendre sur la façon dont
naissent les textes poétiques.
Le Condottiere publie ce livre et
c'est donc directement à la source qu'on ira se procurer ce recueil
magnifique. D'abord parce qu'il n'est pas sûr qu'on puisse faire
autrement mais surtout parce que ce circuit court est la meilleure
façon de contribuer au développement de la poésie de Bertin.
( Mis en ligne le 28/02/2014 )
Alexandre
Pavin
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