n° 76
mars-avril 2003

 

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Pour une nouvelle réflexion, à gauche


 
Il m'est arrivé plusieurs fois ces dernières années d'entendre proclamer : "Sur la culture, la droite et la gauche sont d'accord !" Puis de n'entendre aucune réaction à une telle affirmation. Comme si les valeurs et les priorités étaient exactement les mêmes ; et l'avaient toujours été ; comme si on s'était seulement mal compris… L'histoire n'aurait été qu'un long malentendu.

Quel coup de théâtre ! … Qui devrait tous nous inciter à réfléchir. Or on peut trouver normal qu'étant aux affaires la droite n'ait guère d'énergie à consacrer à cet exercice. Mais la gauche ? Le temps n'est-il pas venu pour elle d'un vaste débat, d'un vaste inventaire sur plusieurs décennies de politique culturelle ?

On pourrait par exemple questionner la notion de "développement culturel", qui tend à traiter de la culture comme des routes et faire croire qu'une somme d'équipements publics fait une politique (donc des valeurs ? Mais il y a bien pourtant des routes qui ne vont nulle part…). On pourrait aussi dresser un bilan des textes de loi, ou de leur absence. Revoir les raisons et les conséquences globales de tout ça. Ceci, bien sûr, nous entraînerait automatiquement vers une redéfinition de nos valeurs. Quelles sont nos valeurs ? C'est-à-dire : à quoi sert la culture ? quel est le but de toute notre agitation ? S'agit-il de permettre à des génies artistiques de s'exprimer, ou à un peuple de s'émanciper ? Ou les deux ?

Nous partîmes de Léo Lagrange et des Mouvements de jeunesse, de l'idée de libération du peuple par la culture, nous eûmes la décentralisation et Malraux. Etait-ce la même chose ? Puis nous eûmes la massification de la consommation des objets (les disques, les best-sellers, les "événements"). Puis encore l'apothéose des Créateurs avec l'abandon à peu près total des idéaux d'émancipation par la culture ("le vilarisme obsolète"), la césure totale avec le mouvement d'Education populaire, et avec le peuple, le métissage remplaçant la libération…

Est-il bon que la justifiée défense de l'exception culturelle nous force à consentir au système d'aliénation par le show business national ? Faut-il tolérer qu'en matière de chanson, le patrimoine soit laissé à la gestion (donc à l'abandon) des industries culturelles ?

Pourquoi l'idée du mécénat d'entreprise passe-t-elle, ces temps-ci, comme une évidence, même à gauche, alors qu'elle est foncièrement réactionnaire ?

Qui sont les philistins d'aujourd'hui ? Toute notre pensée de la culture est basée sur ce fait sociologique ancien : une minorité d'artistes cultivés devant un immense peuple illettré… Fait obsolète… Est-il sain, le jeu de provocation et de surenchère qui perdure au sujet d'une censure depuis longtemps morte ? Dans la mesure où rien n'est plus interdit, ne faudrait-il pas plutôt maintenant militer pour une autre révolte : celle qui crée des valeurs pour une société qui n'en peut plus du néant ?

Nous avons voulu la "professionnalisation" de la culture : efficacité, haut niveau… Dans le même temps les critères de valeurs esthétiques qui s'estompaient (sous prétexte d'académisme) nous privaient d'outil pour juger de la légitimité des artistes... Artistes ? Quelqu'un a-t-il la moindre idée du nombre d'artistes que nous voulons ? C'est-à-dire du rôle social que la collectivité doit leur assigner…

Et ne pourrions-nous pas réfléchir un peu à des affaires qui ont défrayé la chronique comme l'éviction de Catherine Trautmann.

Ou l'affaire de Châteauvallon ! La lutte contre l'extrême droite n'a-t-elle pas été un leurre brandi par un milieu culturel qui n'avait plus aucun idéal à promouvoir ? Donc un moyen de manipulation des troupes par les élites afin de défendre des situations de pouvoir ?

N'avons-nous pas à remettre sur l'établi une réflexion sur le rapport entre notre identité collective et la parole individuelle des artistes ? Avons-nous une identité collective ? Serions-nous le seul peuple au monde à n'en pas avoir ?

Croyons-nous à quelque chose, avons-nous quelque chose à défendre ou à promouvoir, à part les droits des Créateurs ? Un peu de réflexion ne ferait pas de mal. La gauche pourrait s'en occuper, ayant du temps. Ainsi on pourrait commencer à écrire l'histoire d'une époque, d'abord. Et peut-être même - qui sait - dessiner un avenir ?


Jacques Bertin