n° 85
| Restaurer le patrimoine ?
C'est là le contraire d'une conservation précautionneuse, celle qui ne vise en principe qu'à prévoir et sauver. Mais il faut bien que s'épanouisse ce dualisme aujourd'hui connu : d'un côté le dynamisme, la vivacité, la modernité ; et de l'autre : le poussiéreux, le ringard, le passéisme, les pesanteurs, le provincialisme, etc. Malheureusement, ces restaurations engendrent parfois des catastrophes : la suppression des vernis, ça laisse des traces… Comme le grattage des statues et de leurs patines (avec la fameuse microsableuse, outil redoutable qui, nous dit-on, n'est plus utilisé… mais c'est trop tard : des porches d'églises "sablés" ont perdu à tout jamais leur volume). Et tel personnage de telle fresque, qui, hier, regardait à droite, regarde à gauche pour longtemps, parce qu'on a enlevé le dernier geste du peintre, comme, sur les fresques de la Chapelle Sixtine, les ajouts de Michel Ange. "Le temps n'est pas aussi destructeur que les restaurateurs", écrivait Goya en 1801. Car "il nous montre un peu plus chaque jour les endroits où ils ont porté la main." Oui, la restauration révèle surtout… notre époque. D'abord parce que les techniques d'aujourd'hui ne sont pas parfaites, ni sans conséquences, ni éternelles, on en reviendra, on les changera, on leur découvrira des inconvénients. Ensuite, parce que les restaurateurs, c'est visible, privilégient le brillant, les couleurs vives. C'est-à-dire que, là encore, l'objectivité n'existe pas. Les œuvres restaurées sont souvent définitivement endommagées, ou dénaturées, ou perdues. Par exemple, les spécialistes expliquent que les vernis ne sont pas une simple "couche protectrice". Jouant un rôle pour l'harmonisation des couleurs, un verni est un ajoût voulu, pensé par le peintre, celui-ci connaissant les variations chromatiques, au fil des ans, des produits employés. Citons encore Goya : "Il est un fait constant que plus on retouche les peintures sous prétexte de les conserver, plus on les détruit, et que même les artistes qui ont peint ses œuvres, s'ils étaient vivants, ne pourraient plus les retoucher parfaitement, parce que les couleurs ont été vieillies par le temps, qui est peintre lui aussi…" Le problème, c'est qu'ayant annoncé dans la presse qu'on allait voir ce qu'on allait voir, on se met en situation d'avoir à camoufler d'éventuelles mauvaise surprises. C'est arrivé. Ca arrivera encore. Pour toutes ces raisons l'association pour le respect de l'intégrité du patrimoine artistique (Aripa) fut créée en 1992 par le peintre Jean Bazaine. Son président est James Bloedé, professeur à l'ENSBA de Paris. Elle réunit actuellement 120 membres : des artistes, des amateurs d'art, des techniciens - comme l'ancien responsable de la restauration des musées royaux de Belgique, R. H. Marijnissen. Elle doit beaucoup, hélas, au comportement hautain de l'administration (directions du Louvre et des Musées de France) ; un refus d'écouter et de s'expliquer ; un mépris ; cette tradition désastreuse de considérer les citoyens comme des fâcheux. Les membres de l'ARIPA et en général les contestataires furent longtemps traités, et jusque dans la meilleure presse, de passéistes, de ringards, d'analphabètes… On ne répondait pas aux courriers des chaisières ! On refusait de leur donner la parole dans les colloques, on ne les recevait pas. Dix ans plus tard, heureusement, les relations sont moins violentes, notamment avec Henry Loyrette, actuel Directeur du Louvre. Il y a mieux : les membres de l'ARIPA - qui ne se sont jamais attendus à une victoire frontale - ont le sentiment que leur inquiétude est sinon partagée, au moins comprise. Leurs arguments sont désormais du domaine public. Un certain nombre de conservateurs, après s'être tus, par crainte, expriment les mêmes préoccupations. L'Aripa signale d'autres motifs de mobilisation. Le prêt des œuvres d'un musée à l'autre apparaît lui aussi comme une entreprise dangereuse, là encore sous les apparences d'une sorte de démocratie de l'art, ou d'un dynamisme nouveau. Il faudrait tout de même s'interroger sur les dommages fréquents dans les déplacements (la manutention, bien sûr, mais aussi les variations hygrométriques…). Ce 7 février, à 20 heures, le journal télévisé de TF1 annonçait triomphalement qu'on exposait dans des mairies des peintures issues des collections publiques. Epatant, non ? Il s'agit, disait le journaliste, de "faire sortir la peinture des musées pour la rendre accessible au plus grand nombre". En est-on si sûr ? Les œuvres sont justement dans les musées pour rester longtemps accessibles au plus grand nombre ! C'est même pour cela que ceux-ci furent construits ! Ainsi, la réflexion sur la restauration rénove… notre réflexion sur les moyens et les buts de la conservation. Accessoirement, elle nous interroge aussi sur notre moderne agitation. Car le geste de restaurer, ou de conserver, geste légitime et simple en apparence, est souvent l'expression d'une forme d'hygiénisme, d'un dynamisme affolé fuyant devant la mort. Et le tourisme culturel peut devenir, par la transformation du passé en objet de spectacle, impeccable et pétrifié dans sa propreté, la négation de la vie comme tragédie, et comme bouillon de culture. La négation de l'art, enfin. Les œuvres pourraient bientôt n'être plus un terreau pour le futur, mais seulement une manière d'aliénation douce, une liqueur. Ce problème fondamental est à la disposition de chacun… (1) Sur ce sujet, on lira le récent ouvrage, et très excellent, de Sarah Walden, Outrage à la peinture, aux éditions Ivrea (1 place Paul Painlevé, 75005 Paris). Et aussi, chez le même éditeur : Le patrimoine dévoyé, recueil des bulletins de l'Aripa. Adresse
de l'ARIPA : 97 boulevard Rodin, 92130 Issy-les-Moulineaux Jacques Bertin |