n° 192
mai 2015

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Les tabous et les amis

Débat sur la nouvelle loi sur l’enseignement... Des dizaines de pages dans les journaux... Ce qui me frappe, parmi tous les considérants, les synthèses, les explications, les cris du cœur, les évalucubrations, et qu’est-ce qu’il faudrait pour que nos enfants soient mieux éduqués, c’est l’absence totale de référence à l’industrie culturelle (le show-business), élément constitutif majeur du système social actuel, cette machine à décerveler, épanouie dans les années soixante et qui s’évase aujourd’hui dans le médiatique. Mais il est vrai que ce machin (industrialisation de la mode, avec consommation massive immédiate d’objets culturels imposés, mais aussi de goûts, d’idées, de croyances, de simplismes), ce machin n’a jamais, depuis cinquante ans, inquiété les milieux artistiques ni universitaires. Ni les révoltés officiels d’aucune faction. Silence total, complicité totale. La machine à réel, donc, ce serait le réel... Jusqu’à ce qu’un Bourdieu, un Gramsci, un Gramdieu ou un Boursci un jour, dans trente ans, se réveillant nous réveille... Ah, il faudra qu’il ait l’imprimatur des médias, bien sûr, sans quoi il passera pour un méchant ringard, j’oubliais...


...Et les médias ne sont plus guère un moyen de passage mais de plus en plus un bloc en soi, imposant au public (et aux politiques !) ses valeurs et antivaleurs, ses problématiques, ses fantasmes, ses mots, ses clichés. Ceux d’un « petit monde » au service de... de qui ?


D’après les journaux, un grand écrivain aurait annoncé qu’en cas de victoire du FN, il quitterait le pays. Où l’on constate que l’on peut être un grand écrivain et un grand benêt. Juliette Gréco, elle, refuse de chanter dans les villes dirigées par le FN. Mon verdict est le même... Le directeur du festival d’Avignon avait aussi menacé de déménager son festival pour la même raison, avant les élections municipales... Et il y a une quinzaine d’années, le directeur du centre culturel de Châteauvallon, Gérard Paquet, lorsque le même parti avait gagné la mairie de Toulon, avait crié : je refuserai les subventions municipales ! C’était stupide : ce n’était pas l’argent du maire, c’était l’argent des citoyens. Etaient-ils pestiférés, soudain ? Et fallait-il abandonner le terrain de la lutte pour la culture qui, affirmait-il, était son combat ? Ramener le débat et l’action politique à un niveau si bas, c’est consternant. J’écris cela comme homme de gauche qui respecte les gens du FN, parti autorisé par la loi, donc parti respectable. Il ne génère ni mon mépris ni ma haine. Je n’ai aucune envie de voter pour lui mais je crois que le démoniser est un bon service à lui rendre et un mauvais à la démocratie. Et à l’intelligence – donc la culture.

 

Parlons aussi des « statistiques ethniques » qu’aurait faites, ces derniers temps, Robert Ménard, maire de Béziers. Pourquoi dans ces pages de Policultures ? Parce que le sujet est culturel. Décider à l’avance que tel type de chiffrage, donc de questionnement, est interdit est une ânerie culturelle. Mais je sais bien que même la recherche scientifique officielle (a priori, elle n’écarte aucun sujet) a eu un problème avec celui-ci. La direction de l’INED (Institut national d’études démographiques) interdit jadis à la chercheuse Michèle Tribalat de faire des recherches sur les origines ethniques des français. On ne cherche pas par là ! Ca signifiait qu’il y avait des sujets scientifiques tabous !

Les interdiseurs furent ridiculisés (mais ils l’étaient déjà, à mes yeux) lorsque, quelques années plus tard, des associations d’immigrés reprochèrent à la France de montrer son mépris... des immigrés et donc leur inexistence, en ne faisant pas de telles statistiques ! Celles-ci auraient prouvé, affirmaient-ils, l’injustice de leur situation.

Or, il ne s’agissait alors, selon moi, pour les interdiseurs que de se tenir loin d’un difficile problème politique... Et les médias (voir ci-dessus) avaient déjà suffisamment posé ces deux mots, statistiques ethniques, comme une abomination ! La négation par les plus hautes élites françaises des problèmes posés par les immigrations, pendant au moins trente ans et jusqu’à ces derniers mois, fera rire les historiens, dans les temps futurs. Et on pourra bientôt reprocher à l’Education nationale de ne pas avoir fait ces recherches. Par racisme...

 

Allons, laissons tout cela. Partons loin. Nous célébrons cette année le centenaire de Luc Bérimont (16 septembre 1915 - 29 décembre 1983). Difficile de parler de cet ami général... Non, il n’était pas général – quoiqu’il ait fait l’armée pendant très longtemps, des années trente aux années quarante ! Mais il était l’ami de tous !

Il fut un homme de radio célèbre, producteur de nombreuses émissions littéraires sur la radio publique. Et, puisqu’il pensait que la chanson était un véhicule privilégié de la poésie, il n’hésita pas à mettre la main à la pâte : il créa La fine fleur de la chanson française, et les Jam-sessions chanson-poésie. Là, de nombreux chantauteurs se côtoyèrent pendant des années, de Félix Leclerc à Léo Ferré – et beaucoup d’autres.

Romancier, il fut aussi un des poètes de « l’Ecole de Rochefort » - il ne manquait jamais une occasion de parler de son frère René Guy Cadou. Les éditions Bruno Doucey viennent de publier une anthologie de ses poèmes (1). ...Ça fait bien plaisir aux amis.

...Et à Vandoeuvre-les-Nancy (54), le 6 juin, pour la 2ème Rencontre du projet de Maison de l’histoire de la chanson, l’historien Jacques Vassal présentera une conférence dont le thème sera Bérimont et la chanson.

 

Jean Vasca, qui fut, lui aussi, un ami de Bérimont, est un des rares excellents poètes de notre époque. J’ai déjà écrit dans Policultures que la fin des « contraintes », qui est l’étendard de la « poésie contemporaine » a été la fin de celle-ci : plus de rimes, plus de vers, plus de personnages ni de sujet parlant, plus d’astuces verbales ni de trouvailles, ni de rythme donc ni plus de lyrisme. Donc : plus de plaisir de lire. Le poète n’est plus un chanteur, mais un « voyant ». Rien que des idées, des pensées, donc de la prose.... Tant d’auteurs doués à qui on n’ose pas crier : « Ne va pas par là ! C’est sans issue ! » Plus de lecteurs...

Mais il reste quelques Vasca... Il publie en un seul ouvrage (2) la totalité de ses poèmes et chansons, de 1964 à 2014 : « un demi siècle de doutes et d’envols, de révoltes et de célébrations ».

Envole-toi encore, on te suit !





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(1) Le sang des hommes, Luc Bérimont, éd Bruno Doucey, 15,50   [plus de détails ici]
(2) La concordance des chants (640 p) - Jean Vasca, Place Neuve 30430 Rivières – 26   + 8   de port.
[plus de détails ici]



Jacques Bertin