n° 193
juin 2015

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Décalé, non ; mais ringard, oui...

Sincèrement, je me fous pas mal de Napoléon. (Commencer une chronique par une telle proclamation peut paraître bizarre ; je vous le concède). Mais le récent centenaire de Waterloo, dont la presse a tant parlé, m’est l’occasion de rappeler ici une de mes marottes : c’est que la guerre de Vendée reste un tabou français. Si vous évoquez la révolte des Vendéens, à Paris, dans les milieux intellectuels, vous n’aurez en réponse que des clichés, des grognements, des erreurs historiques : ils étaient des méchants et ils étaient manipulés par les curés et les nobles... Puis le silence. Un tabou.

Bah, des tabous, il y en a beaucoup d’autres !

L’immigration. Je suis totalement sidéré de voir le problème de l’immigration faire la une de tous les médias, jour après jour, ces derniers temps. Je n’ai pas oublié comment ce problème a été interdit depuis vingt à trente ans par les porteurs de la parole médiatique : dire qu’il y avait un problème, c’était être méchant et favoriser la nauséabonderie... Et nous avons une maintenant une génération de retard. J’aimerais bien que les habituels donneurs de leçons s’interrogent... Et qu’ils battent leur coulpe. J’aimerais, mais je n’y crois pas.

Tabous ? Au hasard, tenez : le mythe Rimbaud. En voilà un tabou ! Oui, on commence comme poète “ voyant ” et on finit trafiquant d’armes ! Bah ! Péché véniel ! C’est pas grave de faire du trafic d’armes si on est un ancien rebelle... Oui, Rimbaud, un 68-tard avant l’heure : gosse de bourgeois en rupture... Quoi : parti loin ? Il n’était nullement une exception ! Car ils furent très nombreux, à cette époque, les enfants des classes supérieures, qui quittaient la France pour les nouveaux pays. J’en ai, moi, une liste de plusieurs dizaines dans l’ouest canadien, à la fin du XIXème...

Oui, je sais, 150 pages géniales... Mais qu’on me bassine depuis des années pour me donner comme exemple ce personnage que je prends pour une petite frappe... (...Ai-je droit au blasphème ?)

(...Et je pense à Jules Laforgue, dont on ne parle pas, et que j’aime bien.)

Que dites-vous ? Le poète est un voyant ? Je n’en crois rien. Le poète n’est qu’un trouveur : un chanteur, qui fait des astuces verbales, pour rendre le réel plus vivable ; et voilà tout. Et s’il lui arrive d’aller plus loin dans une vérité, tant mieux. Mais qu’il ne se prenne pas pour un demi-Dieu ! Essaie donc de dire bien le monde, ce ne sera déjà pas si mal ! Telle est, à moi, ma conception de la poésie. Archaïque et même passéiste, je sais.

Rebelles. C’est vrai que les gens d’argent et de pouvoir sont aujourd’hui beaucoup plus rebelles que moi. J’ai soif d’ordre ; j’ai du mal à être décalé et mon insoumission s’adresse principalement au pouvoir médiatique, la média-trique qui nous fait marcher... Je suis peuplé de pensées anciennes, de croyances obsolètes, de soucis éculés. Je suis donc, d’après les critères en vogue, un ringard. Notez bien qu’à mesure du temps qui passe dans ma vie, le ringardisme m’apparaît de plus en plus comme une position honorable – bien plus, en tous cas, que tous les décalages et autres insoumissions. Je vais où ma pensée me mène – et j’assume ma solitude...

Médiatrique. Comment se battre contre cet ordre nouveau, le médiatique ? C’est une question d’actualité. Il faudrait ne pas se contenter d’en parler. Même si de plus en plus de gens reconnaissent (Debray, Finkielkraut, Redeker, Jourde, ces jours-ci) que cette machine à décerveler, qui commença par l’industrie du disque et des variétés des années soixante, qui est maintenant l’industrie culturelle et de la communication, doit être combattue. Oui, mais comment faire et que faire ?

Comment faire ? Comment réagir au matraquage ? Comment résister à ces obligations de goûts et de valeurs imposés de là-haut... Ma réponse : la mauvaise foi, mes amis, est notre seule arme. Traînons les pieds, fermons la télé, la radio, et les magazines. Sur la consommation obligée, faisons leur perdre 10% de rentabilité en ralentissant l’allure ! Donc : absence, distance, mauvaise foi... Ringard je suis ; ringard je continue.

Perdant. Et c’est d’ailleurs un problème de vie en général : accepter d’être un perdant, voir s’en aller nos valeurs, ridiculiser nos arguments (sur le plan artistique, sur le plan sociétal...), voir l’art basculer dans la mode... J’ai perdu. En art, mes goûts sont risibles, mes raisonnements tombés dans l’oubli. Ma langue sera bientôt obsolète, mes poètes, mes chansons...

Tiens, une suggestion à Jean-Paul Sartre, comme sujet pour son prochain bouquin : être un homme, c’est avoir perdu, et l’assumer.

Et puisque la grande mode est d’être “ décalé ”, disons que ringard, c’est ma façon à moi d’être décalé...

Un tabou : le Québec ! Avez-vous entendu parler de la mort de Jacques Parizeau ? L’ancien Premier ministre du Québec qui proposa à son peuple le second référendum sur la souveraineté (1995). Il le perdit (50,6 % de non). Son décès (le 1er juin) a secoué les Québécois. Les médias français ? Non ; on connaît pas. Là, nous rejoignons cette déjà ancienne étrangeté : c’est tout le Québec qui est un tabou pour l’intelligentsia française. Quelles raisons ? Un peuple francophone acharnéement, qui s’oppose à son anglicisation et qui a tenu bon depuis 250 ans, sans aucune soutien de la France, d’abord, puis aucun soutien de nos classes parlantes, ensuite. Et si loin du Quartier latin ! Donc rien ; les médias n’en parlent jamais... Celui-là est un tabou doux, d’accord : indifférence sans hargne. Mais un tabou quand même.

Lu quelque part un baratin sur la compétitivité française et le fait que l’économie... et caetera. Décidons-nous à l’écrire, à le proclamer pour les obsédés de la croissance et tout ça : si vous enlevez l’associatif, le bénévole, l’amical désintéressé, toute cette vie qui réunit des millions de personnes chaque soir dans ce pays – et je ne parle même pas des coopératives et mutuelles – si vous enlevez l’associatif, ce pays est une coquille vide. Quand est-ce que nos “ économistes ”, nos “ experts ” vont en parler, reconnaître que le capitalisme, tout seul, c’est un idéalisme, un irréalisme, une vision de l’homme sans vision, une ânerie qui ne peut faire fonctionner une société ? Faudrait-il chiffrer l’apport de l’associatif désintéressé (ils vont le proposer aussitôt !) ? Faudrait-il le chiffrer ? Non ! Surtout pas ! Ce serait entrer dans leur logique. Le niveau de vie ne se chiffre pas, pauvres andouilles ! Merci aux quatorze copains qui étaient à la réunion, hier soir, à l’annexe de la mairie, et tous ceux qui sauvent le monde et créent la civilisation une fois par semaine !


Jacques Bertin