n° 194 |
Chronique (un peu) décousue... 1) La France.
La France où je circule sans cesse, en auto, pour mon métier. La France
est en train de devenir sinistre. Je ne parle pas ici des zones
touristiques, des grands centres historiques, des campagnes
pittoresques (où pourtant les ronds-points font ce qu’ils peuvent pour
l’enlaidissement). Non. Je veux parler des bourgs, des petites villes,
des villages, aujourd’hui devenus des déserts parcourus de quelques
autos fantomatiques traquant de rares piétons. Innombrables magasins
fermés, à vendre, à louer, magasins transformés en appartements... La
notion même de centre-ville est en train de disparaître : il reste
un coiffeur, une pharmacie, un boulanger ; le bistrot, séculaire
pourtant, c’est pour l’an prochain, la disparition. Toute se passe
désormais à la périphérie des villes, supermarchés et restos. Le
centre-ville est un silence lugubre. Affreux. 2) Ah, tu es toujours pessimiste !
Tu vois toujours tout en noir. Oui, et je connais le terrorisme des
optimistes. Vous savez, ces gens qui ne peuvent s’empêcher, au moins
une fois par heure de s’écrier : la vie est belle, ou :
j’aime la vie ! Pour eux, le fait de rester discret et ne pas
surenchérir ou ni même les précéder dans l’enthousiasme fait de vous un
être infréquentable : grincheux, pesant, taciturne, antisocial.
Vous pouvez être plus gentil, plus serviable, plus drôle, ils ne vous
croient pas. Comme si, au fond de vous, se cachait une bête
malfaisante, une maladie secrète, un virus. La bonne humeur est une
forme nouvelle du puritanisme. N’osez jamais (JAMAIS !) parler de
la tragédie de l’existence ; ce serait tragique pour votre vie
sociale. Et en plus, maintenant c’est le service de l’économie qui est la vive obligation de tous les jours. Criez Vive l’économie ! au moins une fois par heure. 3) Ah, pauvres modernes ! Nous avons jadis regardé l’avenir avec espoir... Puis, naguère, la modernité avec excitation et empressement... Puis, hier, la contemporanéité avec application et un rien de suspicion... Nous regardons maintenant l’avenir avec, déjà, lassitude et exaspération. L’étape suivante qu’on va nous imposer ? Je ne sais pas. Allez, vive l’avenir. Mais encore un instant, monsieur le bourreau... 4) Les médiatiques, les experts, les spécialistes, les politiques, les intervenants... Ecoutez-les, voyez-les sur les antennes. Leur façon de parler, insupportable : très vite, sans hésitation, à un rythme qu’il ne peuvent atteindre dans la vie réelle ; l’important, aussi, est de ne pas sembler douter, suis-je bête ! Et il y a en plus de ça les journalistes de l’info radio : vous-savez-comme-ils-parlent-les-journa euh listes-audio-A-toute-vitesse-et-s’a-rrêtent-tout-d’un euh coup-vous-avez-re-mar-qué-C’est-devenu-exass euh pérant. Je ne puis plus écouter les infos à la radio. Pourquoi ? Pourquoi je hurle dans ma voiture en massacrant le bouton du poste ? Leur-façon-de-par euh ler-et-aussi-d’enchaîner-la fin-d’une-phrase-avec-la euh suivante-Vous-suivez ? Alors, je coupe la radio. Salut mon petit gars... Et comme la radio publique, par ailleurs, me bassine d’obligatoires chansons en anglais (toujours les mêmes histoires de chadauses ine dzeusscaille), je coupe aussi. A euh dieu tous. 5) Evolution de la langue, selon les tendances venant d’en haut. C’est simple : tout mot anglais employé à la place d’un mot français vous met en position supérieure. Ce n’est quand même pas difficile à comprendre ! If ? ...Ah, la fierté naïve des parlants centraux à mettre des anglouilleries partout ! Evidemment, ça oblige la société française à des contorsions ridicules. Un exemple : newsroom. Pour trouver que newsroom fait mieux que salle des dépêches ou salle des infos, il faut être très, mais alors très-très con. Molto-molto... J’avais, en son temps, ricané lorsque dans ma région ils avaient inventé la “ Loire-Valley ”. Eh bien, la maladie se répand vers le bas ! Dans chaque commune on lance un cycling-machin, un rodi-chose, un ouiquène-riding, est-ce que je sais (saying ?)... Evidemment, moi, quand une publicité ne me parle pas ma langue, j’achète ailleurs (baille-baille !). Je suis un français vieillot, oui ; et alors ? Ringard, oui, et j’en suis fier. Ringard, c’est quand on continue à penser par soi-même. En période historique du médiatisme réalisé, il faut oser être courageux. (Il paraît que le pape a décidé qu’on dirait désormais la messe en anglais. Enfin le christianisme se tourne vers l’avenir ! Pas trop tôt.) 6) Faisons un crochet par le monde. Voici une scène vue à la télé : le président des Etats-Unis chantant (et bien) une chanson populaire de là-bas et les centaines d’assistants reprenant en choeur. Imaginez-vous François Hollande entonnant A la claire fontaine et les conséquences en termes de foutage de sa gueule par les comiques et les éditorialistes ? Le ridicule du “ populisme ” et caetera. Question aux sociologues et politiciens : pourquoi la France est-elle démodée ? Et : qui s’emploie à la démoder avec ardeur ? Et pourquoi ? 7) Restons dans la politique (...enfin, si on peut dire). Je lis ceci dans un hebdomadaire : une mosquée a brûlé et le ministre n’y est même pas allé ! Quel mépris ! grince l’éditorialiste... Cette tendance à transformer les gouvernants en agents de communication faisant du symbolique, et qui courent les accidents, les incendies, les drames, pour montrer tout l’intérêt qu’ils portent à telle affaire, puis le lendemain telle autre... Ce n’est plus une tendance, c’est devenu le réel. Et c’est obscène. Si je glisse dans la rue, le ministre concerné va accourir, j’espère bien – peut-être même le Premier ministre, si je me fais vraiment mal ? Merde. 8) Terminons sur une note gaie. L’autre jour, j’ai cherché sur internet la recette de la choucroute. Et alors ? Ben, qu’un amère-loque aux grandes oreilles, à l’autre bout de la planète, ait suivi mon parcours pendant vingt minutes à cause d’un mot qui, pour lui, semblait sonner un peu arabe, me remplit de gaieté. Je ne vois pas tout en noir, tu vois bien ! Youppie-je (et Allah prochaine !) Jacques Bertin |