n° 87
avril 2004

 

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Le cul de sac


 
Ayant entendu Pierre Santini, qui est un honnête homme, reconnaître (ce 20 avril sur Arte) : "Nous avons tous fait ça", me libère un peu. "Ça", c'est quand l'employeur arrange gentiment les heures des intermittents pour des raisons d'opportunité. Dans la même émission, Santini admettait qu'il faudrait arrêter ces pratiques, oui, bien sûr, mais "pas de façon brutale". On aurait dit qu'il parlait de la polygamie au Patchounghistan. C'était troublant.

Quel lamentable échec collectif que nos politiques culturelles depuis 25 ans ! Voyez : des budgets en hausse vertigineuse ; auxquels, on le sait depuis peu, il faut ajouter le chômage des intermittents, surgissant de partout, comme les morts-vivants dans les films...

En 1992 (1), Robert Abirached avait montré que l'arrivée massive de subventions dans le théâtre, après 1981, n'avait pas servi à la création d'emploi, ni même, d'ailleurs à la création. Eh bien, restons chez le même auteur, et lisons (2) le bilan que l'ancien Directeur du Théâtre de Jack Lang dresse de la période qui suivit mai 1968.

"1968 a permis la consolidation du pouvoir des metteurs en scène : dès le début, les directeurs réunis à Villeurbanne sont restés sourds aux demandes des acteurs, des artistes, des techniciens et du personnel administratif qui réclamaient un mode de gouvernement plus collégial. Mieux, ils ont officialisé leur statut patronal en créant bientôt le Syndeac, et ils ont les premiers proclamé la nécessité de tout subordonner aux impératifs de la création (les premières victimes allaient en être les troupes permanentes, jugées obsolètes).

Ils ont rapidement tiré la conclusion que le non-public n'était pas de leur ressort ; en dernière analyse, à chacun son métier, et le métier des artistes était de produire des œuvres d'art. (…) Le théâtre public multipliait les réticences à l'égard d'une pédagogie tournée vers la conquête du public : ces notions se mirent brusquement à relever du "vieux style", avec lequel il fallait en finir. (…)

Quant à la place de la politique ou de l'action civique dans le théâtre subventionné, elle fut rapidement mise en suspicion : (…) il devint soudain évident que le théâtre était impuissant face à la réalité de l'histoire et qu'il valait mieux en prendre acte. (…)

Les directeurs (…) modifièrent les termes de leur dialogue avec l'administration, avec qui ils ne devaient plus jamais être en complicité, comme au début de la Décentralisation : constitués en corporation, ils étaient désormais en mesure d'exiger les moyens d'exercer le pouvoir qui leur était reconnu.

Oui, un tournant est pris par le théâtre public au sortir de 1968, qui (…) commence à brouiller la définition même du service public. Et ce changement de discours, de programme et de pratique allait dans les années suivantes avoir des répercutions sur l'ensemble du théâtre français (…)."

On me trouvera peut-être audacieux de ramener le problème de l'intermittence à l'évolution du théâtre public. Mais la dernière phrase de Robert Abirached m'y invite. Et qui peut nier que la position de ces patrons a pu encourager l'évolution générale ?

Nous voilà 35 ans et deux ministres abattus plus tard. Catherine Trautmann avait été descendue par la cabale des barons du théâtre public, Jean-Jacques Aillagon l'aura été par la masse des intermittents. Une tenaille. Un piège parfait. La droite serait fondée à dire qu'il a été fabriqué par l'imprudence des socialistes : un problème laissé ouvert pendant une génération ! Mais ce n'était peut-être pas une maladresse. Le statut de l'intermittence couvrait la privatisation douce conduite par l'élite. On a contourné le débat en payant. Les batailles précédentes (décentralisation, exception culturelle, etc) étaient menées au nom des valeurs de l'esprit, ou du peuple ; voilà que nous avons, chose nouvelle chez nous, une revendication "culturelle" qui ne parle jamais du fond (chacun l'a constaté, il faut considérer désormais la culture selon sa capacité de nuisance sur le plan économique). Où est la politique culturelle ?

Sur l'intermittence, il sera certainement inventé quelques astuces provisoires qui sembleront valables. Dans Le Monde du 15 avril, Pierre-Michel Menger suggère des barèmes différenciés : les secteurs qui auraient tendance à employer beaucoup d'intermittents devraient contribuer davantage, de façon que ces coûts plus élevés soient une incitation à l'emploi stable. Mais cette solution serait catastrophique pour les employeurs occasionnels, petits spectacles, petits chanteurs ! Exemple : nous avons 25000 musiciens, 4 fois plus qu'il y a 20 ans, mais seulement 2000 sont permanents, et 71% travaillent dans les musiques dites populaires (variétés, jazz, etc...) et sont donc intermittents (3). Mais surtout, on peut douter du réalisme d'une telle proposition : ceux qui ont cassé la permanence s'amenderont-ils à cause d'un barème ?

On pourrait évidemment s'attaquer aux fraudes. "Pas de façon trop brutale" ajoutera le cher Santini. Et puis, il faudrait des inspecteurs, pourquoi pas la police, hein ? Ca ne se fait plus, chez l'Etat, de déplaire.

Cela nous ramène à l'essentiel : l'absence de politique culturelle, ainsi cachée depuis Lang : élite inattaquable, masse de manœuvre démerdarde et apolitique.

Pour s'en sortir, il faudrait d'abord que l'Etat sache ce qu'il veut, et le dise : ça s'appelle une politique… Par exemple le retour aux équipes permanentes remplissant des missions liées à des besoins bien définis... La fin de la "politique" du projet. En particulier, le service public devrait privilégier ceux qui acceptent vraiment les règles du service du public : travail sur le patrimoine, recherche du non-public, cachets modérés, limitation des tics et trouvailles perso, etc. Glissons ici qu'il est urgent de retourner vers les classes populaires, abandonnées depuis une génération aux show-biz (télévisions, industrie phonographique, etc). Au passage, signalons une aberration : les intermittents qui travaillent dans la pub (c'est-à-dire pour l'industrie) sont eux aussi considérés comme travaillant pour la culture ! Navrant.

Quelqu'un me répondra que l'Etat n'a pas à choisir (donc imposer ; eh, pourquoi pas le réalisme socialiste !). Oui, je sais : l'artiste a des droits, et la société des devoirs. Eh bien, ça s'appelle un cul de sac.



(1) Le Théâtre et le Prince, Plon, 1992.

(2) in : La Décentralisation théâtrale, tome 3 : 1968, le tournant, sous la direction de Robert Abirached, Cahiers de l'Anrat, n°8, Actes-sud papiers, 1994.

(3) Développement culturel, n°140, juin 2003


Jacques Bertin