n° 88
mai-juin 2004

 

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Les agneaux, les loups, les citoyens


 
Je ne comprends rien à cette affaire de pédophilie d'Outreau. Mon lecteur non plus, j'en suis certain. Et apparemment, dans la salle d'audience, personne ne comprend non plus.

Raison de plus pour être prudent. Or, ce que je comprends moins encore, c'est la réaction des journalistes. Ils ont parfaitement compris, eux ! L'autre jour, tandis qu'une accusée venait de contredire de précédentes déclarations, ils se sont précipités au dehors en exigeant que les prévenus soient immédiatement libérés. Oui, même les gars des journaux sérieux, même les grands calmes du soir. Fallait que ça saute. Ah, comme la justice est lente, qui fait lentement son travail alors que les médias ont tout compris... Bon. Six jours plus tard, l'accusée est revenue sur les propos dans lesquels elle était revenue sur ses propos antérieurs.

Je ne comprends pas bien Michael Moore. J'avais beaucoup aimé (et même vanté par écrit), en son temps, son film Roger et moi. Et son dernier livre (Tous aux abris !, éd Boréal) m'a emballé. Surtout lorsque le bougre prouve, en alignant les statistiques, que le peuple américain est progressiste. J'ai l'habitude d'en dire autant sur le peuple Français. Ce qui fait, d'ailleurs, que mes amis artistezés-intellectuels me soupçonnent de quelque déviation maladive : aimer le peuple, n'est-ce pas déjà être populiste ? Passons.

Puis là, j'ouvre un journal, et j'apprends qu'avant de se faire couronner la tête à Cannes, Michael Moore a pris le risque de se faire botter le cul par moi. Il a tenu, dans cette ville, à manifester sa "solidarité avec les intermittents". Or il me semble là manifester surtout une grande légèreté intellectuelle. Qui contredit un peu, à mes yeux, le reste de ses engagements. Moi, j'ai beau lire articles et dossiers, et depuis des années, et réfléchir et discuter, je ne me sens pas assez sûr de moi pour avoir une opinion aussi tranchée. C'est un rapide Moore…

Les moutons, c'est pareil. Je ne comprends rien aux moutons, aux chèvres ni aux Larzac, et ni aux OGM. Ce n'est pas moi qui me sentirais assez costaud pour aller porter ma solidarité - ou l'inverse - aux éleveurs de moutons sur leurs indices de retraite. Tandis que José Bové, lui, a affirmé une solidarité nette avec les intermittents. Il s'y connaît, José Bové. Comme Moore. Or, j'aimais le paysan-travailleur et le combattant anti-mal-bouffe ; mais Bové est en train, il me semble, par sa polyvalence de plus en plus ravageuse, de devenir une sorte de citoyen général.

Je ne crois pas que ça rende vraiment service à la cause des intermittents. Les gens n'aiment pas trop quand ça semble tourner au cirque. Bové ne gaspille-t-il pas son capital ? On se demande sur quoi il va prendre position maintenant.

Vous me direz qu'il me dira : "Je ne te permets pas de prétendre que je ne m'y connais pas !" Bien sûr. C'est pourquoi je me tairai, n'y connaissant pas grand chose au monde entier. Je laisserai donc parler les citoyens généraux.

Ainsi le lecteur de journaux est-il assailli chaque matin à coup d'encre pas sèche par des gens qui s'y connaissent et ne lui permettent pas d'en douter.

Après les chèvres, parlons donc des loups. Ils sont de retour. Et les bergers affirment qu'ils bouffent les moutons. Alors les bergers tuent les loups. Et les amis de loups défendent les loups. Ca chie. Une de mes amies m'écrit. Veux-je signer la pétition pour sauver les loups ?

Or, c'est une personne charmante ; et intelligente ; et honnête ; et désintéressée. Pourquoi ne pas signer ?

Eh bien, non. Je n'ai pas signé. Je lui ai répondu que je m'étais fixé une ligne de conduite, il y a longtemps, et que j'entendais n'en pas déroger. Je la suggère à José Bové et Michael Moore - en toute modestie. La voici : je ne signe une pétition que si je me sens capable de la défendre seul devant une assemblée hostile. C'est-à-dire que je ne m'engage que sur des sujets que je possède. Ce principe (de précaution, disons, cher José…) me semble sain. Mais Bové et Moore, justement, s'y connaissent ! Ah, je n'ai rien à répondre à ça : ils sont des citoyens généraux, alors que je ne suis, et avec peine et misère, qu'un citoyen particulier.

Restons chez les doux et les pacifiques. Je viens de lire que des homosexuels avaient interrompu une cérémonie à la cathédrale d'Evry pour protester contre la position de l'Eglise catholique sur le mariage des homos. Là, je vais sembler me contredire : il n'y a pas besoin de s'y connaître pour qualifier ce comportement : nul, anti-républicain, ignoble, à gerber. Et j'irai tout seul vous le dire dans les yeux, s'il le faut.

Restons dans les choses étonnantes ; et, tiens, revenons à la culture culturelle. Le 15 juin aura lieu l'assemblée générale de la Sacem (société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique). On y élira le conseil d'administration et les commissions statutaires. Le principe en est démocratique. Jugez-en. L'article 107 du règlement général est rappelé en toutes lettres en première page de l'opuscule que reçoivent les membres. Le voici : "Il est interdit aux candidats d'établir ou de faire établir tout document en rapport direct ou indirect avec leur candidature, de le distribuer, de le faire distribuer ou de le déposer dans la salle de l'assemblée, la société ayant seule qualité pour assurer l'envoi d'une notice de présentation de chaque candidat imprimée par elle".

Et en quoi consiste cette "notice" ? Le nom, la photo, la liste des décorations et les titres de quatre œuvres. C'est tout. Strictement tout. Je vous jure que je n'invente rien. Vous avez bien compris : toute campagne électorale, toute mobilisation, tout débat, sont interdits par les statuts ! Ça fait des décennies que je m'émerveille de cette tranquille, et constante, et même pépère, négation de la démocratie, dans l'indifférence générale des médias et des politiques. Je me demande si la liberté de parole n'est pas quelque part garantie dans la Constitution ? A part ça, la Sacem est une organisation corporatiste qui n'aurait pas déplu au Maréchal, à d'autres époques : les pauvres y ont une voix et ne sont pas éligibles ; et les riches ont plusieurs voix et sont éligibles. Voilà. Et, là, je me sens capable de défendre mon opinion devant une assemblée hostile ! Même celle de la Sacem. Mais elle ne m'y autorisera pas ; à cause de ses statuts.

 

Jacques Bertin