n° 89
juillet 2004

 

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Ben Laden, qui nous sauve…


 
On m'accusera de jouer à la géopolitique. Tant pis. Voilà : Ben Laden va peut-être sauver la civilisation occidentale. En tous cas, changer radicalement la culture, et l'art. En revivifiant l'humanisme.

Ah, l'a-t-on assez humilié le vieil humanisme, depuis presque un siècle ! Depuis cinquante ans, surtout. Comme si on pouvait cogner interminablement sur son beau visage et qu'il allait toujours s'en remettre. Les remetteurs-en-question, les on-est-pas-des-naïfs, les tapons-sur-l'art-de-l'occident-qui-est-fondamentalement-bourgeois-donc-nul, les on-va-pas-se-gêner-car-Dieu-est-mort, les haineux contre eux-mêmes et la société. Ils ont tapé, tapé, tapé… C'était devenu une astuce publicitaire, une entourloupe médiatique, une technique de vente forcée.

Ah, la jouissance de la mort de l'homme ! Ah le ridicule de la beauté ! Ah, comme c'était voluptueux de se dire à soi-même : il n'y a plus de causes, l'artiste ne doit servir à rien sauf à lui-même ! Interdiction des formes, interdiction du sujet, pas d'émotion. Surtout, surtout, faut croire à rien !

Tout idéal était déconsidéré car on ne fait pas de l'art avec des bons sentiments. Mais avec de mauvais, oui. Car pendant ce temps-là, même les œuvres les plus régressives, anti-humaines, réactionnaires se prévalaient d'une légitimité de principe, puisque toute création est par essence inattaquable. Les Créateurs, parés d'une majuscule et d'une arrogance nouvelle, étaient prioritaires au guichet de l'Etat, et qu'on ne s'avisât point de leur demander des comptes !

L'homme n'existe pas. Il n'y avait plus guère que les créations racistes, ou homophobes, qui étaient censurables. Tout le reste était protégé par le seul mot "Création". Un soupir de protestation, une mimique de doute, et vous deveniez un censeur. Un salaud.

Fini le temps de l'artiste investi d'une mission sacrée (le Romantisme et caetera) ou même profane. Depuis Dada et depuis Tel Quel, on avait fait sa peau à l'humanisme "gluant". On prônait le décept, la déconstruction, la mort de l'art. On ne prônait même plus : c'était fait. On se marrait bien. Tout un peuple était encouragé à la distraction (mais "ludique"…) par ses élites mêmes. Encouragé ? Sommé de quitter son vieux tragique ringard. Les pauvres, ça croit à tout, c'est pénible.

On pouvait tout ridiculiser. Faire tomber un météorite sur le pape dans une expo, était du dernier chic. L'Eglise catholique, évidemment, était la proie la plus facile. Le vaudou était fascinant, le Christ ridicule.

Ah, il y avait aussi les bonnes mœurs. Caca partout. Et la famille. On était contre le mariage (bourgeois). Sauf pour les homosexuels. Mais pas contre les 70.000 mariages forcés annuels en France (chiffre de l'Ined) ou les 35.000 excisions. Ils font ce qu'ils veulent avec leurs femmes ; et, comme on n'est pas raciste, on ne va pas les emmerder. Et ni non plus donner des armes à Le Pen !

Pétition contre la peine de mort aux USA. Aux USA seulement. Pas ailleurs. Question de respect ; ne soyons pas arrogants. (Ah, le sentiment de supériorité de l'intellectuel occidental…)

Les pétitionnaires ne s'en prenaient pas non plus aux assassins de la culture. La télé ? Tout en parlant de la "société du spectacle", ils y allaient en groupes affairés, pour s'encenser entre eux, en rond, en hardes. Les intérêts du shobiz étaient comme les leurs, tandis que le moindre petit curé de campagne était l'objet de leurs ricanements interminables.

Ah, la volupté d'arracher les "oripeaux de l'Occident" ! Mais sans arracher la perf', tout de même, faut pas exagérer. Car cette civilisation nulle a de beaux restes : médecine gratuite, démocratie, laïcité, statut de la femme et du syndicalisme, liberté d'opinion, art subventionné, tout le confort qu'elle donne aux universitaires, aux classes dominantes…

Ah l'imbécillité tranquille des arrogants ! Je viens de lire qu'en musique, "la mélodie avait conduit à Nuremberg". Oui, la mélodie, parce que le lyrisme, donc le charme, la croyance, le message, la foi dans l'humanité. Eh bien, tout ça a conduit à Nuremberg ! Et il fallait donc pour bien balancer le nazisme, balancer la mélodie ! Ne plus croire à rien pour fonder l'homme… Pas facile : si la foi en l'homme est fasciste, il n'y a guère que la mort qui soit vraiment conforme aux droits de l'homme !

…Lorsque soudain, surgit Ben Laden.

Et tout est changé. Les négateurs vont pouvoir se reposer. Il y a quelqu'un qui s'occupe activement de la mort de l'homme occidental.

Votre culture qu'a le mal de mer et qui dégueule parce que ça tangue, les amis, ça le fait beaucoup rire. Lui, l'homme, il s'en fout. Qu'il soit irréconcilié, ou iconoclaste, ou post-moderne, ou occidental, ou du Loire-et-Cher, l'homme ne l'intéresse pas. Il cause à Dieu, ce gars-là ; et Dieu lui a dit que l'homme devait se soumettre. C'est le sens du mot Islam. Alors ce sera ça ou : boum.

Cela fait que tout ce qui peut aller dans le sens du déclin, de la démobilisation, de la décrépitude, de la déliquescence, de la décadence et du destroy, il aime. Vos manifestations, interventions et performances l'arrangent, l'amusent, le font glousser. Votre lassitude métaphysique ? La mort de l'homme ? Il est d'accord, Oussama, il va vous aider. Le mensonge de l'humanisme ? Ben tiens. Une torche dans la vieille esthétique ? La voilà. Une bombe ? Y'a qu'à demander.

Mais je vois bien que quelque chose déjà a bougé.

Cette interrogation qui est dans l'air, dans la tête des gens : où va-t-on, pourquoi n'y croit-on plus, est-ce qu'on va durer, qu'est-ce qu'il faut faire… Et aussi : est-ce qu'on est ensemble ? Qu'est-ce qu'un peuple ? Imperceptible ce mouvement, mais j'entends ce murmure. Ça rumine, en bas. Ah, évidemment, il faut vivre en province ou en banlieue loin pour le sentir. Et la fierté aussi. Le retour du sentiment du difficile, du menacé, de l'Homme.

J'entends les gens simples : nous savons que la vie est tragique, que l'homme est une invention délicate. Nous savons qu'on ne peut pas desserrer la pression sans tout mettre en péril, que les gains de deux siècles sont fragiles, qu'il faut cesser de se conduire en muscadins, que nous n'aurions pas dû laisser faire…

Fini le flapi, le blasé, le décept ; les petites négations sont si ridicules devant la grosse ! Attendez-vous à savoir qu'une période de la culture occidentale est terminée. Que des logiques, des valeurs, des hiérarchies, un discours vont s'effondrer. Les mains du vieux comique trop maquillé qui nous étranglait vont se desserrer. Il y a un plus gros que lui qui lui tape dessus, par derrière. Fini de rire.

 

Jacques Bertin