n° 90
octobre 2004

 

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Un goût de mort

 

L'été. Les longues soirées sous les étoiles... Et des discussions, tout aussi interminables. Milieu intellectuel et artistique. Quelques éclats, l'autre soir.

Sans gravité, heureusement. Mais une constatation, éreintante à force d'être répétée. Voici : nous sommes issus d'une civilisation méchante, qui a tout à se reprocher, à qui on ne reprochera jamais assez. Invasions, massacres, spoliations…

Les autres ? Les "blacks" ? Les Indiens ? Les Arabes ? Tous les autres ? Nos victimes. Plaignons-les. Et puis, voyez-vous, ce sont des sociétés égalitaires, écologistes (et caetera). Cette phrase, aussi devenue terriblement banale : "Autant de bassesse, de la part d'un Occidental, ce n'est pas étonnant !"

Oui, la haine de soi de l'Occidental est devenue l'idéologie correcte, et s'évase jusqu'aux soirées sous le platane dans le Lot-et-Garonne. Nous devons avoir honte, et voilà tout.

Mais ce bruit de fond pernicieux, je n'en puis plus. Oh, j'ai mes révoltes, moi aussi : tares et crimes, historiques et actuels. Et il y a aussi le pouvoir de l'argent ; et les difficultés de la jeunesse ; et la surchauffe technologique qui va faire péter le machin... Oui, bien sûr. Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit, en l'occurrence.

C'est que notre société est détestable. C'est qu'elle a tout volé, tout pillé, rien apporté à l'humanité. Que partout les hommes sont plus près de la nature, du vrai, de la liberté, de la beauté et de la bonté. Surtout, au delà des mots, ce qui me frappe, c'est le ton, le ton des propos, qui est le ton de l'évidence tranquille, et le ton, oui, de la haine.

Or cette vision du monde est fausse, fallacieuse, falsifiée. On mélange les époques et les espaces, on passe d'un cliché à une idée reçue, d'un conformisme à une vaguerie, d'un on-dit à une approximation. L'esclavage, les Indiens, les Croisades, la religion (la catholique, exclusivement), l'Inquisition, le colonialisme… Tout un fatras d'erreurs historiques, d'abus de langage, de coq-à-l'âne, de globalisations, d'à-peu-près.

Les Indiens. Qu'est-ce qui me prend, soudain, ce soir-là, de vouloir corriger une affirmation pourtant si banale ? Non, nous ne les avons pas "tous massacré dans la conquête". Les historiens s'accordent sur ce chiffre : 90% des Indiens sont morts d'épidémies sans avoir jamais vu un blanc. Le copain à qui je dis cela me lance un œil soupçonneux. Eh ! N'ai-je donc pas entendu parler des fameuses "couvertures infectées qu'on leur distribuait". Oui, j'ai. Le fait est avéré : le général anglais Amherst, en 1763, utilisa cette arme affreuse contre Pontiac, allié des Français. Une honte, pas de doute, mais le seul cas recensé dans toute l'histoire de l'Amérique du Nord… Le copain me scrute : est-ce que par hasard je ne serais pas en train de virer à l'extrême-droite ?

On laisse les Indiens. L'Eglise catholique, cinq minutes plus tard. Très coupable, l'Eglise. Toujours le bras armé du politique, forcément (c'est risible - cf les efforts constants des rois, empereurs et républiques pour mettre au pas les Eglises nationales). Et je fais soudain monter des cris aux cieux pour avoir dit cette simple phrase : que le Christianisme était sans doute ce qui était arrivé de mieux dans l'histoire de l'humanité. Et j'ai tenté de parler du rôle de l'Eglise dans les progrès des droits individuels, de ceux de la femme, dans l'individualisation et l'universalisation (contre le tribal et ses logiques meurtrières). Ah, comme on m'a trouvé naïf !

Et l'esclavage ! (C'est un peu plus tard, encore, le même soir…) Quand donc les Noirs demanderont-ils pardon pour tous leurs beaux-frères qu'ils livrèrent aux Blancs (lesquels, évidemment, n'auraient pas pu aller les capturer dans les profondeurs du continent) ? Et les Arabes, quand demanderont-ils pardon ? Il y a quelques jours, j'ai noté que le commerce des esclaves sévissait toujours au Soudan.

- Dis, t'es raciste ?

Le racisme ? Eh bien, nous sommes certainement, osé-je affirmer avec un courage de moins en moins tranquille, le pays le moins raciste du monde, mon vieux. Et le plus accueillant pour l'étranger ! (Là, le copain est convaincu que je suis le beau-frère à Le Pen.)

La démocratie ? Nous sommes bien médiocres dans cet art, c'est certain. Sauf qu'il n'existe aucun enfer aussi doux pour les droits politiques, syndicaux, artistiques… Sans parler du droit des petites filles à ne pas épouser des vieillards…

- Le colonialisme ?

Je tente de nuancer, oh nuancer, seulement, de parler des petits médecins, des petits instituteurs, des petits curés en sandales… Des hurlements me répondent qu'ils étaient toujours précédés, ou suivis, du bulldozer militaire ! Oui, sauf que des fois, l'armée ne venait jamais ; et d'autres fois, c'était un siècle plus tard.

- Ah, tu vois bien !

Et voilà comment on devient pour son meilleur ami un homme dangereux, mélange de colonial cruel, de garagiste à Bezons, d'ancien séminariste désaxé, de paysan vendéen vichyste…

Tiens, la Vendée ! J'aggrave mon cas en rappelant que, justement, le soulèvement vendéen contre la République fut d'origine populaire ; pas du tout manipulé par les aristos et les prêtres ; et que la République, que je vénère par ailleurs, fut alors bien criminelle.

C'en est trop ! Il est très fâché. Et je voudrais lui parler de Vichy. La fausseté de l'image du peuple collabo… Et la Libération, où nous aurions - paraît-il - mené une épuration honteuse (les femmes tondues, les exécutions sommaires) quoique dans le même temps "escamotée" (ce qui est faux, bien sûr).

Bon, on sert les cafés. Parlons d'autre chose.

Et je n'en puis plus. Ce ton, ce ton de la négation, de la détestation, oh, ce ton…

Où veux-je en venir ? A ceci : cette morbidité, ce désenchantement, cette haine, c'est un problème culturel majeur. Oui : culturel. La question pourrait s'écrire ainsi : que peuvent une politique et une "action" culturelles dont les acteurs - tout ce qui parle et tout ce qui crée - passent leur temps à décrier leur société. Décrier, j'insiste, ce qui n'est pas critiquer. Quand monte de nos médias, et de nos nuits d'été, le même unanime râclement de fond de soupière, grossier et démobilisateur.

Les gens de culture devraient y réfléchir. C'est urgent. On attend, on espère, un sursaut. Car il n'y a pas d'autre solution qu'un sursaut. Vu que - deuxième problème culturel - de civilisation, on n'en a pas d'autre sous la main…

Jacques Bertin