n° 92
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La chanson au Conservatoire National ! Deux cents personnes environ ont assisté, le samedi 13 novembre, dans un auditorium du Conservatoire national de musique, à Paris, à une manifestation originale, à laquelle il faut donner de la publicité. Originale, alors qu’elle ne devrait, si la France était un pays normal, être que banale. Mais, jugez-en : c’étaient des chansons. Des «variétés», comme on dit, au Conservatoire national ! On avait sélectionné cinq chanteurs. Ni débutants, ni inconnus, mais ni non plus des stars, ce qui évidemment aurait pu fausser le jeu… Et voici le jeu : on avait confié vingt chansons (dix de ces chanteurs, et dix du «patrimoine») à des élèves du conservatoire afin qu’ils écrivent des orchestrations. Puis les mêmes musiciens ont accompagné les chanteurs sur scène, ce samedi soir. Maintenant, il faut ici insister sur l’aspect presque extravagant de la manifestation, considérée et appréciée unanimement par les participants et toute l’assistance comme une tentative. Réussie, mais tentative. Ce qui est extravagant, c’est qu’une activité si raisonnable, ne se soit jamais produite dans ce lieu, et qu’on en soit à l’âge des tentatives. Les musiciens furent bien mieux qu’à la hauteur. Ce sont des cracks, on le sait, ils furent justement applaudis. Presque toutes les orchestrations étaient parfaites. A peine si, dans un ou deux cas, telle «intro» laissa entendre que l’auteur voulait un peu trop exposer son talent. L’art de l’accompagnement, en chanson, est évidemment de se mettre au service de. Il arrive que l’orchestrateur tire la couverture à lui. Or en art, montrer qu’on est fort, c’est confondre avec le culturisme. Les chanteurs s’en tirèrent eux aussi très bien : de la présence, de l’aisance à maîtriser – en apparence au moins – ce camion sonore, là, derrière, une quinzaine de musiciens qui menaçaient de les écraser. Mais si cette aisance à propos de la musique impressionne – elle caractérise leur génération, sans doute - alors, qu’est-ce qu’il leur manque pour qu’on frissonne ? D’abord, et ce n’est pas nier le talent vocal de telle chanteuse, ni la «présence» de tous, il manque trop souvent le lyrisme. Cette génération - sauf les exceptions bruyantes du showbiz - ne sait pas chanter bien. Ni même que c’est possible. Puis les textes. Ils sont souvent approximatifs. Le vers court, les juxtapositions, l’absence de verbes sont la maladie de l’époque. Il faudrait parler de la langue française, cette grande absente dans la chanson d’aujourd’hui : on ne peut pas chanter bien lorsque le texte lui même ne chante pas. Qu’est- ce qui fait chanter la langue ? Qu’est-ce qui fait que ce ne sont pas seulement des mots chantées, allant comme sur un rail, plus ou moins cahotant. Mais des mots chantants : la langue qui chante comme un paysage... Il faudrait posséder l’art de cette langue ; mais cet art, on ne l’apprend nulle part : temps forts, syllabes longues et courtes, accents toniques, inversions et césures, rimes et rythmes, jeux des sonorités. L’amour de la langue semble avoir disparu, dans ce pays, derrière l’obsession de la musique… On regrettera ici que les organisateurs aient été un peu timides dans le choix des chansons du répertoire. Il manquait, vous savez, ces grandes chansons, dont chaque vers vous balance, comme des fenêtres derrière la maison, des grands coups d’infini. Cela renvoie donc à l’impérieuse nécessité de d’abord constituer un répertoire. Or aimer des chansons, cela signifie aimer la culture française, aimer la société française, s’aimer soi-même, comme culture. Y est-on prêt ? Pour les musiciens, il y aura à apprendre ce répertoire ; et à le jouer, je dirai dans toutes les positions, toutes les occurrences : la belle salle du conservatoire, mais aussi le bar du carrefour, la salle paroissiale glacée, bref, dans toutes les situations (avec piano seul, avec trio, avec que les mains, que les pieds, etc.) Et apprendre à décrypter tout le métier : qu’est-ce qu’une atmosphère ? Quel effets ? Quelle différence entre un effet et un cliché ? Qu’est-ce qui, dans la récente évolution musicale des chansons, est valable, et qu’est-ce qui doit être refusé ? Comment doit se conduire l’accompagnateur ? Qu’est-ce qu’une entrée en scène ? Une scène de chanson n’est pas un plateau de concert ; l’attention du public, la temporalité n’y sont pas les mêmes… Il est important de dire aux musiciens qu’ils n’auront pas, la plupart du temps, les dix ou douze techniciens de l’autre soir, ni la qualité de la lumière, ni celle du son. Qu’il faudra suivre et soutenir son chanteur. Que l’accompagnateur n’est pas le héros – même s’il est parfois héroïque. Que le métier, c’est-à-dire l’art, c’est le plus souvent la pénurie, la pauvreté, et que c’est cela qu’il faut apprendre, apprendre à maîtriser, à aimer. Et qu’enfin, tout de même, certains accompagnateurs, ou arrangeurs, à force d’être derrière, sont devenus des vrais vedettes, très aimées du public. Et que de nombreuses orchestrations sont immortelles… Mais quelle belle idée ! On peut s’étonner, et même s’indigner, qu’elle n’ait vu le jour qu’en 2004… On doit espérer une suite. Il se pourrait que ces musiciens, croyant n’avoir rien à apprendre s’en désintéressent. L’autre risque, très réel, est que, phénomène français, d’aucuns daubent sur cette tentative : en s’abaissant vers l’art mineur, on ridiculiserait le saint des saints, indiquant par là on ne sait quelle baisse de niveau. Dans les parages des saints des saints, il y a tellement d’imbéciles ! C’est même là, à la réflexion, le risque majeur. Quelles suites ? Faire travailler les musiciens semble relativement simple. Mais c’est de les passionner qui pourrait être le vrai travail : leur montrer que cette affaire-là est du grand art ! Et les chanteurs ? Sur quels critères les sélectionner ? Comment faire pour échapper coûte que coûte à l’emprise normative du show business ? Et celle de la mode. Et quel rapport ouvrir (comme un terrain de colonisation) entre la voix, la scène, le texte et la musique ? Comment travailler les classiques sans étouffer ce qui est la spécificité même de la chanson : la singularité d’une personnalité naissante… Ateliers permanents ? Stages ? Conférences ? Ce sont là des questions passionnantes ; qui finissent d’ailleurs toutes par des questions d’éthique. Il faut encourager les organisateurs. Ah, pourvu que ça dure. Jacques Bertin |