n° 93
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Le Garage Moderne Un type extraordinaire, ce Brinchart. Un rebelle, un insoumis, un irréconcilié. Il méprise la société et son hypocrisie, il déteste le conformisme, les conventions, les archaïsmes, les retardataires, les frileux, le respect. Pour lui, il faut être mieux et plus que de son temps, il faut être contemporain ! Et comme il a une passion pour les arts plastiques, il a décidé de mettre ses convictions en pratique. Son idée – géniale, vous allez voir – est que la différence entre art, artisanat et industrie est obsolète, depuis longtemps. Et il faut secouer le bourgeois dans ses certitudes confortables. Alors, voilà : son ci-devant Garage Moderne (de l’avenue de la Gare) est devenu un «Espace de création vivante» : Garage contemporain. Les œuvres ? D’abord Brinchemart fait remarquer qu’on n’a pas à rassurer les gens par des œuvres toutes faites ! Et d’une. Pourquoi pas leur porter le café-au-lait au lit, tant que vous y êtes ? Il vaut mieux leur proposer d’assister au process de Création. Et quoi de plus novateur, et de plus dérangeant, que de le faire dans un lieu en principe prévu pour tout autre chose ? Un garage ! Avec de vrais ouvriers, de vraies pannes, de vrais clients ! Les autos désormais sont réparées en public, live ! Ce sont les réparations les œuvres ! Et le client repart avec ! Ainsi, à chaque kilomètre, il poursuit plus avant sa réflexion sur l’art. En cas de panne, il revient : nouvelle méditation sur l’art, et sa contingence. Formidable. Un nouveau questionnement, très actuel («Cela va-t-il durer ? Quel sens cela a-t-il ?»), remplace l’ancien («C’est prêt ? Ça fonctionne ?»). Mieux encore : Brinchemois a embauché un dramaturge et un décorateur qui travaillent ensemble dans une tentative de dépassement des cloisonnements hérités du passé et qui ne signifient plus rien, entre le Théâtre, l’Art plastique et la Mécanique. Attention, tout ça est accompagné d’un travail d’action culturelle ! Il faut former les jeunes à l’art, dit Brinchemoire, très courageusement. On amènera les enfants des écoles. Pas de problèmes : avant un certain âge, l’être humain n’est pas archaïque, c’est prouvé. Et puis, on s’insère dans l’époque et ses luttes : une grande banderole (« Non au racisme, à l’homophobie et à la frilosité ») barre la vitrine sur l’avenue. Très courageuse, très exigeante. Et une autre : « Ici on se bat pour la Création ». «Création de quoi ?», a demandé ma belle-sœur (qui est un peu primaire). «Ben ? de rien !», a répondu Brinchemouille, stupéfait d’un questionnement si antique. «Nous remettons en cause la notion occidentale de Création…». Tête de ma belle-sœur… Car elle a depuis longtemps été éliminée par les chercheurs (la question de la Création). Afin que le public comprenne bien les enjeux, Brinchemose a lancé une souscription pour l’Afrique ! Elle constitue en soi un acte créatif. Il s’agit de rappeler que l’Occident est criminel. L’argent est toujours sale. Les visiteurs jettent des billets dans la cuve à vidange (mot-symbole, fort). Après blanchiment (autre mot-symbole, fort), ils seront envoyés là-bas (les billets) pour la construction d’un garage (symbole, fort : la fraternisation des questionnements). Alerté, le Conseil général prépare une Mission d’Etude sur Place (MEP), sur la faisabilité du projet. Et Brachemauve ne s’arrête pas là. Une fois par mois, il fait une soirée Nouvelle cuisine. Dans l’atelier, oui. On y dîne en écoutant des chansons catholiques ridicules. C’est parfaitement corsaire. Vous le savez, bien manger est devenu une ardente obligation. Ce n’est pas trop tôt. Tout ça, avec quels financements ? C’est vrai qu’il faut pointer une baisse de la clientèle, désarçonnée par l’audace du concept et l’augmentation considérable du prix des œuvres ! Frilosité, quoi, toujours la même chose. Et populisme. Brachemoff s’y était préparé : aides et subventions devraient compenser le manque à gag niais. A commencer par la Drac. Brinchmaninoff raconte d’ailleurs en riant son rendez-vous avec un « Inspecteur » (Oui ! «inspecteur» ! Faut oser, hein ! Comme si l’art pouvait s’inspecter ! On est vraiment en plein Moyen-âge !). - Subventionné pour quoi ? grince le bureaucrate, qui ne comprend rien. - Je suis un rebelle, un irréconcilié… - Mouais… Authentique ? – Je veux ! D’ailleurs, je vous crache à la gueule. – Ah, comme ça, ça va. Tout un tas d’autres aides. Dont la Région, dans le cadre des nouveaux Projets-Jeunes-pour-l’Emploi-et-le-Métissage (PJEM). Et Branchemoll a inscrit Mahmoud, son apprenti, comme Intermittents du spectacle. Au titre de la Danse contemporaine. («Et tu prépares aussi une grève de la faim, on ne sait jamais !») Branchemédoff voulait aussi se faire aider au titre des musiques actuelles : trois moteurs qui tournent, avec en fond un transistor des années 70 diffusant le répertoire de Balavoine tandis qu’un gars, allongé sous une bagnole, ahanne en tournant une clé de seize… - Musiques à quoi ? refait l’inspecteur. Vous appelez ça «chanter ?» - Ben : il a un petit boulon dans ses cordes, comme tout le monde… a répondu Brinchemédeux. Mais il n’y avait plus d’argent : la dotation avait été mangée par la dernière tournée de Star académy. Ou par les rats. C’est ça qui est embêtant avec les dotations : ça se conserve mal. On devrait les présenter sous forme de boîtes de conserves, comme les Pilchard. Tant pis. Et le prévisible est arrivé : Citronault, l’autre garage, le concurrent, ouvre demain un «Nouveau théâtre». «Pour une société vraiment ludique !» N’est-ce pas formidable ? Surtout, revenons-y, tout cela est si dérangeant pour la culture occidentale ! Il faut ne jamais la laisser en paix, celle-là, c’est très important. C’est quand même elle qui a inventé le racisme et l’extrême droite… Ah, il y a encore plus étonnant. Au Garage Contemporain, ils sont en avance d’une contemporanéité : ils détestent Rimbaud. C’est fort. Ils le trouvent «parfaitement désuet». Pure provocation. Car Rimbaud ne peut être désuet, évidemment ! Mais ça marche : les gens sont déstabilisés, c’est ça qui compte. On attend un article de Philippe Sollers dans le Monde. Il pourrait descendre en voiture, avec une fille de France-Culture et une autre de Télérama. Evidemment, dans cette perspective, un certificat de correction politique a été demandé à la gendarmerie et envoyé aux directions des journaux. On espère que ça suffira. Notre maire, au début, était un peu effrayé. Ça se comprend : une petite ville, le chemin de fer n’y arrive pas encore… Mais il a vite évolué (le maire). Il a compris que si le train ne viendrait plus, Sollers, lui, pourrait encore venir. Donc, coup d’audace : 20% de l’aide municipale sont d’emblée consacrés à acheter un encart dans les Inrocks : «Monsieur X est un grand maire», avec la photo de l’édile pleine page, devant le Garage. Une pub directe, c’ est beaucoup moins dispendieux pour les finances municipales que quinze voyages offerts à des journalistes parisiens ! Il faut respecter l’argent du contribuable. Trop souvent, on ne le fait pas. …Mais la DDE a refusé de défrayer les journalistes au titre du décloisonnement intellectuel. C’est le seul échec de Brèchemouillard. Ces cons-là, il n’y a que les ronds-points qui les motivent, en ce moment.
Jacques Bertin |