n° 77
mai 2003

 

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Censure
Une certaine perplexité


 
Je l'avoue, je n'ai pas toujours une opinion sur tout. Et plus qu'à mon tour, je ne sais quoi penser du monde, ni ce qu'il faudrait faire.

Sur la censure, par exemple. Une pétition circule ces jours-ci, qui veut faire supprimer l'article de loi réprimant "un message violent et pornographique susceptible d'être vu par un mineur" (article ayant remplacé en 1993 "l'outrage aux bonnes mœurs"). Le supprimer parce que la liberté de créer étant sacrée, on demande une "exception littéraire".

Une action en justice a en effet visé récemment un roman dans lequel, on s'en prenait sexuellement à des enfants. Or il s'agit d'une fiction ! proclament les pétitionneurs ; et l'œuvre d'art est sacrée...

Moi, s'il faut soulever la chape de plomb de la morale bourgeoise écrasant les jolis pieds de madame Bovary, je veux en être. Mais, sincèrement, je trouve qu'elle est soulevée depuis longtemps, et que c'est plutôt la chape de plume des écrivains transgresseurs qui me fatigue, ces derniers temps.

Voyez : la mode est paraît-il à "l'autofiction" : j'écris le roman de ma vie et je dis tout sur mon ancien mari. Le malheureux n'aura demain qu'une solution : fermer sa gueule. Il n'avait qu'à être romancier. Il y pense déjà. Et le problème se posera de façon cocasse lorsque le mari et la femme, chercheront comment se protéger contre la violation de la vie privée, l'injure publique et la diffamation et que ce ne sera plus possible ! Et de même pour tout ce que je vais balancer dans le cadre de l'exception littéraire sur les crimes de mon voisin de palier, que je hais…

Forcément, partant d'exception littéraire, on en viendra aussitôt à exception artistique. Et je m'inquiète un peu, parce que cela semble créer une super catégorie de citoyens bénéficiant de privilèges en raison même de leur métier. Est-ce vraiment progressiste, je ne sais… Mais, bref, dès lors, on peut prévoir que le mari bafoué commandera une "performance" à un plasticien d'avant-garde, qui consistera à tirer sur l'épouse au revolver. Indiscutable, en tant qu'œuvre d'art.

Et un jour, plus tard, leurs enfants attaqueront l'Etat français pour défaut de protection des citoyens. Ca se fait de plus en plus…

Quelqu'un répondra ici que je me moque, et donc je ne vous parle pas d'authentiques œuvres d'art. Et en effet, on nous dit qu'une fois modifiée, la loi de censure citée au début de cet article, "ne pourrait s'appliquer aux œuvres de fiction". Car c'est très facile à reconnaître, une œuvre de fiction ! Mettons, par exemple, un roman qu'un malin aurait intitulé Mein Kampf. Œuvre de fiction ou manifeste déguisé ? Qui en déciderait ? Le ministère de l'Intérieur ? Une commission de professionnels (méthode un peu trop salazariste, à mon goût) ? Ou un tribunal ? Le tribunal, bien sûr ! Et je le vois, ergotant sur ce qui est et n'est pas un "vrai" roman, une vraie œuvre d'art. Exactement comme du temps des Fleurs du mal. Un réel progrès.

Heureusement, les choses seront plus claires si, en plus de violer des enfants, ce qui ne saurait nous émouvoir, l'auteur est raciste. Ça, c'est injustifiable, quel salaud. Qu'on le saisisse ! Quoi ? Même autofictionnel ? Ben je veux ! Comme n'importe quel Renaud Camus, parfaitement. Souvenez-vous qu'un assez grand nombre de gens qui sont contre toute censure ont en son temps exigé l'interdiction du livre de cet écrivain. Ils avaient bien raison ! Vive la censure !

Mais à part le cas de racisme, non, aucune répression… Ah si ! l'homophobie qui est très mal aussi. Sauf à la rigueur si l'homophobe est puni au dernier chapitre et que la morale gagne, comme dans les bons romans de mon enfance…

Par ailleurs, on ignore si les pétitionnaires iront jusqu'à se battre aux poings (dans une performance certifiée par le tribunal de simple police), contre leurs amis qui, il y a quelques années, ont, sous les applaudissements, parlé de "nettoyer les dictionnaires". Il s'agissait dans cette affaire-là d'interdire que certains mots (youpins, bougnoules, est-ce que je sais…) soient répertoriés dans un dictionnaire de synonymes (pour la raison que ce sont "des mots qui ont fait beaucoup de mal"). (Tandis que violer les petits enfants n'a jamais fait de mal à personne). Tout le monde a alors semblé trouver normal qu'une Commission de contrôle des dictionnaires (sic) soit bientôt créée. Mais comment être à la fois pour une telle commission et contre toute censure ? Comment ? Eh bien, on ne sait pas.

Et l'Assemblée nationale ayant repoussé le 13 mars une proposition de loi communiste qui visait à supprimer le mot "race" et l'adjectif "racial" de la législation française, on voit que la lutte héroïque contre toute censure peut se faire dans une certaine confusion intellectuelle. Je dirai même : un vrai bordel.

Je livre enfin à la sagacité de mon lecteur cet entrefilet du Monde (13-4-2003) : "Des militants d'Act up ont 'saccagé' les éditions Blanches, vendredi 11 avril pour protester contre la publication en janvier de Serial Fucker, journal d'un barebacker, récit d'une vie sexuelle non protégée. Act up considère que l'ouvrage lance 'un appel à la contamination'". Si j'ai bien compris, ce que demain la censure ne censurera plus, il appartiendra à chacun de le saccager ? On progresse.

Je me demande ce que nous réserve encore la loi de la jungle dans laquelle on nous suggère d'avancer à grands pas (comme dans : pas interdire, pas être homophobe, etc.) Pour toutes ces raisons et le temps d'y voir plus clair, l'homme de bonne volonté suggère un moratoire sur les pétitions et les coups de revolver.

 


Jacques Bertin