n° 91
octobre 2004

 

Index des articles

Trois (ou quatre…) petites notes de (ma) musique

 

En préambule, je voudrais demander respectueusement à la personne qui, dans l’assemblée de ma région, préside la commission de la culture, de cesser de s’intituler : «Unetelle, présidente commission culture». Ce n’est pas parce que les crétins du journal télévisé nous balancent des «Untel, secrétaire comité gestion ressources Région» qu’il faut les imiter. Si cette dame ne le fait pas pour moi, ni pour ses concitoyens, ce pourrait être pour l’intérêt de la culture…


Je viens de lire dans un quotidien que tel chanteur breton interprétait «le chant profond des terres de Bretagne». Il y a quelques années, un chanteur corse avait parlé, dans le même journal, de la «terre sacrée de Corse». Pourquoi pas ? Mais j’imagine comment je serais traité, moi, s’il me prenait, ici ou ailleurs, d’employer ces mots à propos de notre pays : «Le chant profond de la France, terre sacrée» ! (Nul doute que de seulement noter cela me fera passer pour un dangereux, un méchant, un lepéniste…)

Dans l’art de rendre la justice et de dire le bien et le mal, je suis frappé par l’arrogance croissante des artistes et des journalistes. Ces deux catégories professionnelles se sont arrogées une sorte de magistère, qui les autorise à parler de tout comme ex cathedra. On les laisse faire. Pourquoi ? Parce que dénoncer les cultureux, emmerder les journalistes, ce serait déjà pratiquer une censure...

Voyez comme on peut désormais attaquer la justice dans le journal et y démolir ses jugements aussitôt qu’ils sont connus, et parfois même avant (comme dans cette affaire d’Outreau…). Les journalistes font, en quelques heures, et beaucoup mieux, ce que la justice fait en quelques années, savez-vous. En avant ! Et se substituer aux flics, c’est devenu la routine. Quant à l’administration, tous des bornés à manches de lustrine ! On vous refait «le dossier», fissa, et on va vous indiquer, en trois petits interviews sur le trottoir ce qu’est le bon sens. Toute prétention visant à restreindre le pouvoir des journalistes s’apparente dès lors à une tentative de censure ; une «inquiétante dérive». Cette liberté-là m’inquiète, moi, car elle est de plus en plus menaçante. Et n’importe quel homme public sait aujourd’hui qu’il doit ne surtout jamais s’opposer «aux médias», car sa carrière s’arrêterait immédiatement. On voit quotidiennement comment l’émission d’idées par les politiciens consiste à gérer le jeu de cache-cache avec ce nouveau pouvoir : petites phrases prudentes préparant une prise de position ultra-prudente qui, dans quelques mois si aucun journaliste ne vient me faire les gros yeux…

Et nul doute que ma réflexion présente n’aide à me classer dans la catégorie des «d’accord-pour-un-renouveau-de-la-censure»…

Les professionnels de la culture, eux, doivent avoir le droit de dire le mal qu’ils pensent de toutes les catégories indiquées ci-dessus (sauf les journalistes). Et de toutes les autres. Ils sont l’intérêt public, non ? N’importe quel artiste peut d’ailleurs exiger de l’aide publique pour une œuvre qui insulte les pauvres et les gens, et lutte contre l’Homme, la beauté, l’espérance et l’humanisme. S’interposer serait une censure qui aurait «des relents» de fascisme…

Condition, tout de même : l’artiste doit aimer les chats, évidemment. Et être antiraciste. Et pour le métissage. Et contre le Sida, j’oubliais. Autrement, le reste, c’est libre, on peut taper.

Toutes les autres catégories sociales, elles, sont tenues au respect des lois, et à des égards vis-à-vis d’autrui.


Dans le Monde du 2 octobre, Edwy Plenel parle de la règle de l’unanimité européenne, «qui entre autres protège notre exception culturelle nationale». Ah, je puis dire que, lecteur de journaux pour raisons professionnelles, j’ai assisté jour après jour à la transformation d’un concept, l’exception culturelle, en une ânerie, par l’ajout, comme l’air de rien, d’un seul mot : «nationale».

C’est un peu comme si ce qualificatif désignait quelque foucade à béret, un caprice tricoloré, une illusion à baguette. Or, je sais ce qu’est l’exception culturelle, mais j’ai du mal avec cette «exception culturelle nationale». Plenel est-il naïf ? Je ne crois pas. Cette imprécision n’est pas fortuite, étant d’ailleurs si souvent répétée ! Elle indique ce que pense la nouvelle bourgeoisie, car il y a là une condescendance dans le vague qui «pointe» (comme ils disent) un passéisme, la francité de cette exception, celle-ci étant presque ramenée (rabaissée) au niveau du folklore (et on sait que si tous les folklores sont admirables, le folklore français doit être méprisé).

Oh, qu’il y ait une «exception culturelle française», dans le sens d’une culture française, c’est évident ; tout comme une belge, une suédoise et une allemande. Mais ce n’est pas de cela qu’on parle quand on ouvre le débat sur l’exception culturelle sans qualificatif supplémentaire : c’est d’arracher les produits artistiques aux règles du commerce libéral en Europe, et dans le monde. L’exception tient à la culture, pas à son expression nationale (qui, cependant, y est incluse, bien sûr). Or, répéter la faute semble dire répétitivement que, sur cette question, nous sommes, nous Français, isolés, obsessionnels, ridicules… Ainsi, je crois lire dans la tranquille utilisation de l’approximation une tentative doucereuse de tromper le public, afin qu’un jour, les gens ayant été longtemps abusé, on puisse imposer l’abandon de ce cheval de bataille aux paturons lourdingues.


L’exception culturelle amène ma plume au problème de l’Europe. Ce n’est pas ici le lieu de discuter de l’Europe, bien sûr. Tout au plus me permettrai-je, si le directeur de la publication le permet, de laisser entendre qu’à mes yeux, la présence d’une phrase dans le projet de Constitution dont on nous parle actuellement pourrait, pour quelques Français, avoir de l’importance. Celle-ci : l’Europe ne reconnaît ni ne subventionne aucun culte. Y est-elle ?


Et puis, mon dieu, c’est déjà l’automne, et je m’aperçois que Françoise Sagan est morte et que je n’ai ni lu un seul de ses livres, ni collectionné un seul de ses mégots de blondes, ni même trouvé le temps de coucher avec elle ! Comme c’est mélancolique, la vie ! Pas grave, elle militait pour la futilité. J’aurai poussé la mienne jusqu’à passer au large.

 

Jacques Bertin