n° 96
avril 2005

 

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Quelques coupures de journaux dans le fond de ma poche

 

Quelques jours sans poser la valise. Quelques coupures de presse pliées en huit et seize dans la poche de ma veste… Un tri, quelques réflexions…

Une déclaration d'un homme politique : "Nos hôpitaux sont en crise profonde, le prestige de nos universités est en chute libre, la création artistique s'enfuit à New-York et à Londres".

…Je ne sais si ce monsieur a raison pour les hôpitaux et les universités. Mais la "création qui s'enfuit" ? De quelle création nous parle-t-il ? Assurément d'une certaine création en arts plastiques "contemporains"… Plus exactement celle qui est liée à des systèmes de vente internationaux. Des milliers d'artistes qui ne "s'enfuient" pas, n'en ayant ni les moyens ni le goût, se sentiront insultés par ces propos. Je puis comprendre le souci de ce monsieur qu'on s'occupe davantage de la très petite bande qui joue sur le terrain de la spéculation internationale. Mais ces gens-là ne sauraient se prétendre "la création" d'un pays ! A moins de confondre la société et un dîner en ville.

Une déclaration d'un écrivain connu : "La créolisation du monde est irréversible". Lui, je souhaite d'abord le mettre en garde contre toutes les apparences de l'"irréversible" ! Je lui rappelle que Hitler avait fondé un empire de mille ans. Et cette phrase d'un hiérarque gaulliste : "Si nous ne faisons pas de bêtise, nous sommes au pouvoir pour cent ans". Dans la même veine, le marxisme, disait un autre, est "l'indépasssable philosophie de notre temps". Le communisme était scientifique et avait tout compris. Le maoïsme pouvait casser des briques…

S'il faut parler du fond, j'oserai ceci : le mouvement de créolisation est certes une constante de l'humanité, mais juste avec, qui lui est concomitant, celui de diversification et de solidification des différences. A peine un couple s'est-il rencontré et uni - créolisé… - qu'il s'empresse de s'inventer son langage secret et son lieu rien qu'à nous deux. Les sociétés, dès qu'elles sont assez créolisées pour survivre, se divisent et se singularisent...

Et puis, la créolisation, qui est une réalité, ne peut être une éthique, sauf à ériger le mouvement en vertu, l'avenir en présent impérieux. Les indiens américains ne veulent surtout pas se créoliser - ni les palestiniens avec les israeliens, ni d'ailleurs les protestants avec les catholiques, ni les banquiers avec les femmes de ménage… Dans nos contrées, la créolisation entre pauvres et riches s'est si peu opérée qu'elle fait l'objet de contes de fées ! Allons, il ne faut pas confondre le respect d'autrui avec la fusion obligatoire ; l'ouverture d'esprit avec l'oubli de soi. Comme disait le québécois Gilles Vigneault, il est toujours bon d'être quelqu'un avant d'être tout le monde !

Et il y a d'autres urgences que la créolisation : à Birmingham, une pièce de théâtre vient d'être annulée sous la pression d'une communauté sikh…

Dans un quotidien parisien "de référence", j'ai vu à plusieurs reprises une pub ahurissante - sur un quart de page. On y invitait les lecteurs de ce journal, ceux de Lille, de Tarbes, de Berlin ou de Montréal, à une représentation théâtrale à la Scène nationale d'une ville des bords de la Méditerranée. Cette offre a dû rendre les brestois et les québécois perplexes. Bien sûr, nous savons tous qu'il s'agit pour le promoteur de faire savoir à Paris qu'il existe. Avec la complicité du syndicat d'initiatives, et du maire de la ville. Le contribuable paiera.

J'ai lu quelque part qu'aux US, on avait inventé un détecteur de "tubes" ! Mon lecteur n'ignore pas qu'un tube, c'est une scie d'aujourd'hui. Depuis quelques générations, ça ne peut plus se comparer à ce qu'on nommait jadis un succès, vu qu'un tube ne triomphe généralement que grâce à des investissements financiers considérables, dont le but est la manipulation des goûts du public, pour la massification de la consommation - et dans un temps ultra-bref. C'est donc une entreprise anticulturelle. Eh bien, on nous dit qu'on a calculé les ingrédients musicaux des stéréotypes. Un système informatique peut assurer à l'auteur d'une chanson si elle va avoir du succès. Et ça se vend.

Autrement dit, la connerie humaine est sans limite, contrairement aux formes artistiques qui, elles, peuvent être formatées. On croyait que depuis les impressionnistes, Rimbaud, Dada, le vers libre et Marcel Duchamp, la liberté de la création s'était débarrassé des obligations formelles. Mais non : le show business a réinstallé le formalisme dans la vie des gens. Au vu et au su de tous les "révolutionnaires" de l'art et de la culture, nous sommes entrés dans une époque d'académisme maximal : on calibre le menu sonore du peuple… Et je m'étonne une fois de plus que tous ces artistes obsédés par la "remise en question" des "conformismes esthétiques", des valeurs obsolètes, et tout le reste, ne réagissent jamais à ce qui devrait avant tout les mobiliser. Leur fureur sacrée devrait fonder un combat culturel, dont la lutte contre le show business serait l'axe. Mais que les artistes soient majoritairement des récupérés et des faux révoltés, je le sais depuis longtemps.

Poursuivons sur le livre. On a lu ces semaines-ci force papiers autour d'un ouvrage de monsieur André Schiffrin sur les mouvements de capitaux dans l'édition. Cet auteur se plaint de l'abaissement que subit l'exigence intellectuelle, et de la passivité des français sur ce terrain, où les lois du show business s'appliquent de plus en plus. Surprenante inquiétude : ces lois, dans le secteur du disque, de la radio, bref de la "variété", n'ont jamais effrayé personne - voir plus haut…

Le PDG de Renault, monsieur Louis Schweitzer, est le nouveau président du festival d'Avignon. Quelques-uns sont choqués. Avec ici ou là un peu de mauvaise foi. De la part de ceux qui ne s'offusquent pas du mécénat dans les arts, pas plus (voir plus haut) que de la main mise de l'argent sur les variétés. Oh, on ne saurait, en démocratie, interdire à un représentant du grand patronat international ce qu'on autoriserait à n'importe quel citoyen. Maintenant, si on décrypte la symbolique de cette nomination (ce à quoi nous invite d'habitude, le langage artistique, et le théâtral, particulièrement…), elle a un sens. Non ? Et qui saute à l'esprit comme un vers de Molière.

 

Jacques Bertin