n° 97
mai 2005

 

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Jean-Paul, Benoît, Bruce… et nous autres

 

Commençons par ce qui ressemble à un gag. Le mercredi, c'est le jour du cahier littéraire de mon quotidien du matin. Et quelque chose, un détail, trois fois rien d'accord, m'étonne chaque semaine. Voilà : ces pages Livres sont dans un cahier à part, plié dans le cahier Economie. Et ça me fait bizarre.

Est-ce grave ? Non. Est-ce symbolique ? Il me semble, oui. Je sais bien que ce n'est pas là une proclamation, pensée chez les actionnaires, dans les grands bureaux froids du dernier étage. Il s'agit seulement d'une astuce technique. On serait mauvaise foi d'en tirer des enseignements. Oui, mais, voyez-vous, on ne plie pas le cahier économique dans le cahier livres...

Me permettra-t-on quelques mots sur le pape ? Ce n'est pas attaquer l'Eglise catholique ni encore moins les catholiques - je les respecte absolument - que de signaler combien on a été choqué par l'extravagant, l'ahurissant, le délirant torrent médiatique qui nous a recouverts pendant des jours. Et tout particulièrement les télévisions. D'habitude, on y enchaîne la pornographie douce, la gaudriole gauloise, le choquant-à-bourgeois, la fausseté starifiée ; et l'immoralisme obligatoire, l'anticléricalisme comique, bien sûr, et à la fin l'antihumanisme, mêlé à l'abrutissement publicitaire. Puis soudain : le pape, le recueillement… Ce flot de larmoyance hypocrite m'a paru une obscénité. Et une insulte au message christique (O sépulcres blanchis !) Il n'est pas un Français normalement éduqué qui n'ait été, depuis des années, choqué par la dérive vulgaire, scatologique, starifiée, le langage à peu de mots, la façon obsédé-sexuel-marrons-nous, de nos chaînes. Souvenez-vous : ce PDG qui, fièrement, annonçait que ses programmes ne servaient qu'à rendre les esprits malléables à la publicité… Eh bien, les mêmes qui, à la minute précédente, nous demandaient combien de fois par jour on se masturbe, qui enchaînaient les rires gras, le bon-enfant poisseux et la provoc poilante, faisaient instantanément bouche grave, mots choisis.

Ce pape, on l'a qualifié de "médiatique", mais très peu de commentateurs ont employé ce mot comme une critique, comme un reproche. Je vais me le permettre. La plupart ont eu l'air de trouver ça chouette, un pape "médiatique" ! C'est comme si le fait de se servir à la perfection du système ne posait pas de problème moral. Eh bien, je crois, moi, que l'utilisation du médiatisme (ce système de manipulation des masses) est une forme de péché contre l'intelligence. C'est un péché de ne pas prendre les gens pour des gens intelligents, de penser que par le matraquage, le simplisme, la spectacularisation, on va les avoir, les posséder. Je ne crois pas avoir entendu ce pape s'en prendre jamais à ce système, pour qui le mot "pervers" me semble approprié - un de ses prédécesseurs l'avait employé pour qualifier le communisme.

En outre, et voilà le plus grave, j'ai en mémoire cette image de Jean Paul II filmé lorsqu'il "pardonnait" à l'homme qui avait tenté de l'assassiner. Cette caméra ne pouvait s'être déplacée par hasard, ni sans son consentement. Il l'avait donc convoquée. Eh bien, je prétends qu'en figeant en spectacle le moment du pardon, en ouvrant la porte du confessionnal et en exhibant le pardonné, en le chosifiant, cet homme-là a violé l'âme de cet autre homme, et a trahi l'enseignement du Christ qui est de placer la liberté de la conscience au dessus de tout. J'espère bien que là-haut, Dieu va lui remonter les bretelles blanches : - C'est pas comme ça qu'on doit faire, mon Jean-Paul ! - Mais j'ai fait ça pour vous, Seigneur… - T'occupe pas de moi ; je m'en sortirai bien tout seul ; et les bêtises qu'on fait en mon nom restent tout de même des bêtises. - Oui Seigneur.

On pourra s'étonner de trouver ces commentaires dans Policultures. Mais il faut rappeler que le premier ennemi de la culture, qui devrait mobiliser tous et chacun, c'est l'industrie culturelle ; ou, dit autrement, le médiatisme. Il faudra bien un jour admettre que le médiatisme (comme système de manipulation des masses) est la question culturelle de notre époque.

Et restons dans la culture ! Juste avant d'être choisi, le nouveau pape, le cardinal Ratzinger, avait prononcé une homélie. Dans laquelle je trouve des préoccupations qui devraient bien être au centre du débat sur la culture en France. Il cite Saint-Paul aux Ephésiens : "Nous ne serons plus de petits enfants traînant à la dérive, emportés par le vent, par n'importe quelle doctrine et invention des hommes." Et le futur Benoît XVI parle des "courants à la mode qui entraînent les chrétiens, jetés d'un extrême à l'autre, du marxisme au libéralisme, du collectivisme à l'individualisme radical". D'après moi, les cultureux d'aujourd'hui devraient se reconnaître là. Surtout quand il dénonce la "dictature du relativisme qui apparaît comme la seule attitude à la hauteur des temps d'aujourd'hui, attitude qui ne reconnaît rien comme définitif et n'a comme mesure que son propre ego et ses propres désirs". Et là, on dirait qu'il fait le portrait de Machin, l'artiste en vogue subventionné…

Finissons par ce qui ressemble à un gag. Le saviez-vous ? Monsieur Donnedieu de Vabres vient d'épingler la médaille des Arts et Lettres sur le revers du veston de Bruce Willis (bien prononcer Brousse). Le site du Ministère de la culture, courez-y, nous donne l'intégralité du discours du ministre. Le pauvre fait ce qu'il peut pour expliquer au récipiendaire que les mots "Arts et Lettres" veulent dire ce qu'il veut dire tout en ne le voulant pas. Vu qu'il y a le même rapport entre ce récipiendaire et la culture française qu'entre le même et une baudruche, par exemple. Les Arts et Lettres, tout l'art est d'expliquer qu'on ne doit pas les prendre à la lettre. A la fin du discours, on ne voit toujours pas le rapport, même si le ministre termine par un "Vive la culture française !" qui est comme un cheveux sur le crâne du décoré. On ne sait pas non plus qui a eu l'idée de décorer monsieur Willis. Cette personne pourrait-elle se faire connaître ?

 

Jacques Bertin