n° 98
juin 2005

 

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Le ministère s'épaissit

 

Un nouveau gouvernement. Commençons par ce gag. Si j'eusse été un journaliste d'un quotidien ou d'un hebdo, j'eusse placé à la Une ce titre, et je me fusse marré : "Le ministère s'épaissit…".

Un nouveau gouvernement. Donc une nouvelle politique, peut-être ? Et voilà l'occasion de nous poser une question : peut-on imaginer une autre politique culturelle ?

Je sais que mon lecteur la trouvera saugrenue… Tout est là, justement. Depuis des années, nous vivons dans l'idée jamais exprimée qu'il ne peut exister qu'une seule politique culturelle ! Ah, certes : plus d'argent, oui ; plus d'artistes, oui ; plus de "haut niveau" ; moins de contrôle sur le contenu ; plus de "décentralisation" (en clair : du pouvoir aux notables) ; plus de partenariats (avec la banque Untel, la FNAC, le restaurant du coin. Mais à part "le fascisme", (craint d'ailleurs par personne) pas d'autre politique ! En tous cas, moi, je ne la vois proposée nulle part, jamais …)

Est-ce que nous manquons d'imagination ? L'avenir serait-il définitivement univoque, le réel coulé dans le bronze, et à jamais moderne ? Fin de la bataille culturelle ? Fin des orages, des révoltes, des choix, des possibles ?

Et pourtant... Moins d'idolâtrie du Créateur. Plus d'exigence d'humanisme (les sociétés humaines, les démocratiques encore plus, doivent se défendre contre le nul, le rien, la morbidité, l'antihumain...). Priorité aux actions visant à l'émancipation du peuple (car on ne peut pas se passer du peuple, pour construire une société). Remise en cause de l'alliance entre les industries culturelles et l'Etat. Lutte prioritaire contre les divers show business ; et contre les corporatismes et autres clanismes dans les professions culturelles.

Moins de "projets", davantage de permanence. Contre la kyrielle des partenariats, la réaffirmation de l'Etat… A propos, on aimerait bien savoir ce qu'il veut, l'Etat. Et le ministre, qu'est-ce qu'il veut ? Actuellement, il est comme un ministre des catastrophes naturelles. Sa catastrophe à lui, c'est les cultureux. Le pouvoir de nuisance de ces gens-là est considérable ! Le haut du panier a des relais à Libé, à France-Culture, au Monde ; les autres peuvent bloquer les festivals, ruiner le petit commerce, mettre en péril le maire et l'adjoint… Faut pas les exciter. Faut pas les réveiller… Le ministre est sans cesse sur le pont, pour éloigner les nuages. C'est tout son projet.

Le référendum. Il y a aussi une discussion qu'on aimerait voir s'ouvrir ; elle porterait sur les implications culturelles du choix récent du peuple français. Est-ce qu'il n'aurait pas un peu dit non aussi à ceux qui lui serinent que la culture française n'a plus lieu d'être, et à ceux qui prônent la destruction, le non-sens, l'anti-culture ? A ceux qui pensent qu'il n'est pas digne de la culture, et qu'il faut donc ne pas se préoccuper de lui ? A ceux simplement qui ont pris les places pour y épanouir leur génie indubitable ? Ai-je raison de m'interroger ? Et peut-on compter sur nos élites culturelles pour ouvrir ce débat ? Et le ministre ? A-t-il des idées à ce sujet (Le ministère s'épaissit…) ?

Eddie Barclay est mort. Chacun aura noté, à l'occasion de ce décès, l'absence de critique sérieuse du personnage, dans la presse. Mais personne n'avait remarqué son rôle éminent dans la société d'oppression sonore, de radioguidage par les oreilles plates, d'injonction à consommer, d'abrutissement des artistes, de détournement du mot "populaire", de… j'arrête. Eh bien, ce que la presse n'a pas dit en dit long sur l'état de délabrement de notre réflexion sur la culture.

J'espère que les croque-morts auront laissé leur radio ouverte dans le corbillard pendant l'enterrement. Et j'espère qu'au ciel, Barclay sera poursuivi éternellement par des tubes. Et Dieu, puisses-tu monter le son pour qu'il en ait les tympans éclatés, puis le cerveau, puis le corps et jusqu'aux roustons, et jusqu'à ce qu'il en remeure, et que Satan l'accueille dans sa boîte de nuit finale.

Et s'il proteste, Satan répondra : mais tu sais bien que tout le monde aime ça, voyons ! Tu n'es pas un intellectuel aigri, au moins ?

François Pinault. Mon lecteur aura lu les informations annonçant que monsieur François Pinault, homme d'affaires, renonçait à son projet de musée, à Billancourt. Certes je pourrais me moquer. Parce qu'il nous a tout de même été suggéré de regretter une collection qu'on ne connaît pas, mais qui est certainement très bonne, puisque ce monsieur est riche. Au XIXème siècle aussi, on faisait confiance aux bourgeois, juste avant qu'ils ne deviennent des "philistins". Il est vrai que de nos jours, les bourgeois sont intelligents... Tu me rassures.

Mais je me contenterai de présenter à mes lecteurs cette phrase, que François Pinault a écrite dans Le Monde (10 mai 2005), et qui me semble assez bien exprimer pourquoi, quelques-uns et moi, nous sommes pour le service public de culture, et contre le mécénat. Lisez : "Chacun doit bien se rendre compte que le temps d'un projet culturel privé ne peut pas être celui d'un projet public. Le temps d'un entrepreneur, c'est celui de son existence, de son âge, de son impatience à concrétiser son rêve." François, tu me l'as enlevé de la bouche ! En effet, les raisons du privé ne sont point celles de la société. C'est pour cela qu'il y a une politique publique de la culture, enfin je crois, qui n'est pas l'addition des désirs privés ; enfin je crois.

Tiens, l'affaire Pinault me fait repenser à cette vieille lune, la culture bourgeoise… Est-ce que ça existe encore, la culture bourgeoise, maintenant que les postes, les stalles et les autres récipients sont occupés par d'anciens trotskistes, staliniens et maoistes, et toutes les déclinaisons du gauchisme soixantuitardif ? La question de la culture bourgeoise, qui a tant occupé nos médias, naguère, n'est plus jamais posée, et encore moins par ceux qui la posaient tant, alors. Mais les voici vissés dans des places, et fortes, dans des chaires qui ressemblent de plus en plus, d'après moi, à des miradors. Ma question est simple : qu'est-ce que la culture bourgeoise, aujourd'hui ? Quoi ? Pas un philosophe, pas un Créateur, pas un plasticien révolté pour me répondre ? Les intellectuels et artistes pourraient être les "chiens de garde" de la bourgeoisie (comme on disait) ? On les laisserait faire ? Et ce serait ça, la contemporanéité ? Et ce serait ça la seule politique culturelle possible ?

Arrête de persifler, Bertin, tu vas te rendre malade.

 

Jacques Bertin