n° 99
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Une tendance nouvelle dans les musées
Les croyances des minorités sont-elles sacrées ? Dans un récent article (The censoring of our museums, par Tiffany Jenkins, le 11 juillet), le journal londonien New-Stateman informe que "les totems masculins en provenance d'Australie sont interdits aux regards féminins au Hancock Museum de Newcastle". Tandis qu'au National Museum of the American Indian, à Washington, "le matériel est retiré si les objets sont de nature sacrée". "Au British Museum, le contenu de certaines tombes éthiopiennes est enveloppé dans des linges et caché au sous-sol". Le directeur du musée ni les conservateurs "ne peuvent porter les yeux sur les onze tablettes en bois qui sont considérées par les chrétiens d'Ethiopie comme l'original de l'Arche d'alliance". La raison de ces nouveaux tabous ? Tout commence par l'invocation du respect de toutes les croyances, indiscutable. Mais s'agit-il d'exposer œuvres et objets dans des fêtes foraines ? Non. Dans des salles silencieuses, devant les regards de citoyens désireux de s'enrichir l'esprit. Et on les étudie dans le recueillement de salles d'études. Les musées sont justement des sanctuaires créés pour cela, pour le respect ! (Et s'ils ont un peu tendance à devenir, ces derniers temps, des cirques à touristes, il n'est pas trop tard pour réagir...). Est-il bon que le refus de la connaissance, de la réflexion, donc, à la fin, de l'intelligence fasse article de loi ? La vocation du musée est d'ouvrir le public à d'autres mondes dans un but d'enrichissement intellectuel et moral mutuel. Or on nous demande d'admettre ceci : il n'est possible de connaître une culture qu'à condition d'y être né ! C'est la négation même de l'idée de musée, et insidieusement la négation des valeurs fondatrices de notre société : unité du genre humain, foi en la connaissance, bref, universalité des valeurs. Bizarrement, le code de déontologie du Conseil International des Musées va dans le sens de la censure : On peut y lire que "les collections composées de restes humains ou d'objet sacrés (doivent être) traitées avec respect. Ceci doit être fait en accord avec les intérêts et croyances de la communauté ou des groupes ethniques ou religieux d'origine". "De même pour les recherches sur des restes humains". Et aussi : "Le musée doit répondre avec diligence, respect et sensibilité aux demandes de retrait par la communauté d'origine, de restes humains ou d'objets à portée rituelle exposés au public". Autant dire que tout groupe, aussi minuscule soit-il, a un pouvoir de censure sur ce qu'il estime lui appartenir, ou appartenir à son passé. L'auteur de l'article cité en commençant note que ce sont surtout les chercheurs et les professionnels des musées qui poussent à cette pratique nouvelle, de l'intérieur même des institutions. Certains, dit-on, argumentent au nom de l'unité de l'humanité "autour de la notion de sacré". Surprenante affirmation, pas démontrée. Et bien peu… unifiante. Nous retrouvons là une tendance, visible en ce moment dans l'actualité médiatique française, à privilégier de plus en plus les parcelles, sectes et entités réduites, en les proclamant victimes, réelles ou potentielles, à cause même de leur petitesse. La tentative de la modernité, ou de la société occidentale, ou des Lumières (appelons ça comme on veut) est de construire une humanité commune. S'émanciper tous ensemble. Ne pas être telle société isolée, niant les autres et les massacrant si possible, mais dépasser toutes les contingences en nous réunissant autour de valeurs communes. Or les groupes dont nous parlons ici se mettent à part. Ils ne disent pas : venez tous ! Ils disent : laissez notre groupe, notre tribu, notre religion en dehors. Ne faites pas de recherches sur nous : nous ne voulons pas de vous. La notion d'intérêt général est-elle universelle ? Ils répondent : non. Et on ne voit pas pourquoi les tabous s'arrêteraient aux portes des musées ! Notre lecteur se rappelle peut-être qu'il y a quelques années fut découvert aux Etats-Unis un squelette humain qui aurait pu prouver que les Indiens ne sont pas les premiers habitants du continent ! Saisis par eux, les tribunaux ont décidé, conformément à une loi sur le respect, d'empêcher tout examen de ce squelette. Que pèse la vérité, face au sacré ? Certains observateurs notent encore dans ces faits la remise en cause de "la raison" par "la sensibilité". "Notre sacré", "notre sensibilité", "notre culture"… Que répondrons-nous lorsque d'autres minorités nous diront qu'il est sacré, dans leur culture, de (ici, mettons un exemple improbable) manger les petits enfants, et que ce rituel-là doit être respecté ? J'ai placé ici une provocation que mon lecteur pourra remplacer par n'importe quel trait culturel de son choix. Ils ne manquent pas, de l'esclavage au mariage des enfants, à la pédophilie, à l'excision, à la condition des femmes, à la torture, etc. Ce relativisme ("Tout est également respectable") est d'ailleurs destructeur de nos valeurs mêmes. Il nous interdit de nous annoncer comme une civilisation, il nous dit que nous sommes méchants du fait même que nous sommes la société occidentale. Mais qui peut croire que cette société-là supportera longtemps ces germes mortifères nés au sein même des élites chargées de la porter en avant ? En outre, admettre que certaines minorités ne peuvent s'adapter à la laïcité, c'est les mettre à l'écart du genre humain. Cloisonner ainsi l'humanité, cela s'appelle du racisme. On peut aussi voir dans cette nouvelle tendance la tentative de certains groupes sociaux dominants, en créant des leurres, de détourner l'attention du public des atteintes aux droits des gens (éducation, travail, prostitution, etc), autrement terribles. Et qui décidera ce qui mérite d'être tabou ? Des spécialistes. Ils seront autorisés, eux, forcément, à voir les objets interdits et négocier en notre nom. Une nouvelle caste chamanique… La spéculation sur les objets tabous en sera évidemment favorisée (les pièces interdites prenant d'autant plus de valeur !). Mise au pas des chercheurs, introduction de conceptions racialistes, fragmentation de l'humanité, pouvoir des minorités sur les majorités, utilisation tendancieuse de l'argent public, encouragement à la spéculation sur les objets. Disparition de l'humanité, de la société, des citoyens ; apparition des communautés et des prêtres… Voilà ce qui pourrait advenir. Il y a peut-être pire. Tandis que, par ailleurs, notre civilisation est conduite avec la violence
d'un bulldozer, elle est priée, sur des terrains périphériques
comme celui-ci, de ne plus affirmer ses valeurs. La mauvaise conscience
née dans les cercles cultivés vient nier l'Homme et son
universalité… Ça finira par agacer les citoyens. Et il se
pourrait qu'un jour, excédé, le peuple affirme clairement
son appartenance, sa volonté. Un caractère "sacré"
mettons… Le réveil pourrait être brutal. Parce que nous ne
sommes que des hommes, n'oublions pas. Jacques Bertin |