n° 100
octobre 2005

 

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La transgression. C'est officiel…

 

 

A tous ceux qui observent de près les aventures de l'avant-garde (celle qui "remet-en-cause", qui "nous réveille" etc), les récents propos du Premier ministre à la Foire internationale d'art contemporain de Paris vont être un vrai soulagement : ils nous indiquent ce qu'il faut faire.

Ce qu'il faut faire ? Il faut transgresser. La dissidence est officielle, c'est officiel. Voici textuellement la déclaration de Dominique de Villepin devant les professionnels de la Fiac : "L'art est bien la transgression dont toute société a besoin pour se comprendre et se dépasser elle-même."

Artistes, la réunion de l'ordre et de l'argent vous indique votre mission : transgressez !

Bon. Tirer les oreilles au chef du gouvernement - que nous respectons absolument, par ailleurs - n'est pas une tâche aisée. Nous le ferons pourtant. Avec des pincettes, d'accord. Il est pénible de se sentir obligé de manquer au respect ! Mais, sans aller jusqu'à transgresser, il nous faut relever la stupidité de ses propos. Car la transgression comme rôle assigné à l'art chez les marchands par le chef d'un gouvernement de droite, c'est véritablement le cirque Pinder à Matignon !

J'ai des talents d'artiste amateur, et il m'arrive de temps en temps de caresser, oh sans prétention, mon violon d'Ingres. Eh bien - dois-je m'envelopper de cendres ? - cette tâche urgente, la transgression, ne me vient jamais à l'esprit ! Je veux chanter le monde, créer de la beauté si possible, aller le plus profond dans moi et dans les autres, avec ma lampe de mineur et mon pic… Tout un tas de choses comme ça. Et si quelque transgression surgissait dans mon horizon, je m'en fous, je transgresserais sans états d'âme ! Mais je n'en fais pas une ardente obligation, c'est ridicule ! Mon Dieu, Dominique, mais qu'allais-tu faire dans cette galerie ?

Si je refuse de transgresser, m'y forcera-t-on, désormais ? Oh, je vois bien : les flics en civil, qui rôdent la nuit autour de ma maison… Et dans l'immobilité de leurs moustaches nocturnes : "Transgresse-t-il ? Remet-il en question nos conformismes ? Nos pensées assoupies ? Nos certitudes confortables ?"

Réponse du second policier : "Pas du tout, brigadier ! Il chante la beauté du monde et de l'homme ! Il paraît même qu'il y met des majuscules !"

- Quel vicieux ! Ces types qui croient en quelque chose, c'est dégoûtant ! Ils n'ont vraiment aucun respect pour le désordre !

- Sans compter qu'ils font chuter la cote de l'art français, à New-York…

- Un irresponsable, un asocial… Faudrait le coffrer, c'est sûr.


Et ce n'est pas non plus manquer au respect, quand on y est bien obligé, que d'épingler le Ministre de la Culture. Mais voilà : j'ai lu ces jours-ci dans la presse que monsieur Renaud Donnedieu de Vabres avait annoncé la création d'un Conseil supérieur des musiques actuelles !

D'abord, j'affirme que ces concertations, ces conseils, ces Haut-conseils et ces listes de commissions sont un très bon moyen d'éviter à l'Etat de faire son travail. Et lui permettent de n'avoir point de politique, n'ayant point d'idées.

Deuxièmement, réunir les artistes et les commerçants, les charcutiers et les cochons, pour une politique commune, cela pourrait ressembler à une forme nouvelle du vieux corporatisme ; celui de Vichy, parfaitement. Sous le prétexte de la concertation, on met les latifundiaires et les ouvriers journaliers, avec quelques salonnards, en présence d'un scribe à lustrine représentant l'ancienne "puissance publique"… Et ces gens ont vite fait de se prendre pour la société, sous prétexte qu'ils sont "le métier". Moi, ça me rappelle l'Office du blé. Bref, il y a là, de la part des pouvoirs publics, pour le moins une certaine légèreté, car ils deviennent peu à peu l'otage des "professionnels". Tandis qu'ils représentent la nation, si j'avais bien compris. On voit couramment dans la presse que la mairie, ou la Région, ou le ministère, sont "partenaires de…" telle ou telle entité privée. Emettons un avis de simple citoyen : selon moi, l'Etat n'a pas à être partenaire de quiconque. Fait donc ton boulot, grand dadais ! Dit autrement : l'Etat n'a pas de beau-frère ni de copain de ma sœur.

Troisièmement, si on me demandait mon avis, je répondrais que cette "musique actuelle" (terme inventé il y a une quinzaine d'années) n'a jamais réellement intégré la chanson française. La chanson française est un art séculaire qui ne se confond ni avec la ou les musiques, ni avec le show business, quoi qu'il ait été confié depuis longtemps aux doigts de fée de celui-ci par l'impéritie des ministres successifs. Cet art aurait besoin d'une politique autonome, du même type que celle qui existe dans le théâtre, par exemple.

Le président du nouveau Conseil supérieur est David Kessler, directeur de France-Culture - on sait l'intérêt que France-Culture porte à la chanson française…

"Le ministre a demandé à l'inspection générale de son ministère une évaluation des moyens et des dispositifs mis en œuvre par l'Etat depuis quinze ans en faveur des musiques actuelles". Il faut le féliciter pour le courage politique de la démarche. D'un autre côté, le travail du préposé à cette recherche ne sera pas long, et cela économisera l'argent de l'Etat, ce qui en période d'alerte aviaire n'est pas mal non plus.

Et comme enfin, et par ailleurs, le ministre a annoncé la création prochaine d'un diplôme de comédien, je m'autorise à lui poser cette question : la transgression sera-t-elle obligatoire pour obtenir le diplôme ? Ou bien celui qui poussera la transgression jusqu'à refuser le diplôme sera-t-il, à cause même de cette transgression, diplômé d'office ?

J'espère qu'on voudra bien ne lire dans le présent papier que l'application immédiate du devoir de transgression, intimé par le Premier ministre…

J'imagine bien aussi un Haut-conseil supérieur de la transgression et des révoltes actuelles, tant qu'on y est...

Merde, à la fin.

Jacques Bertin