n° 103
décembre 2005

 

Index des articles

Quand est-ce qu'on recommence à réfléchir ?

 

 

La France va mal.

Elle va mal, tout le monde est d'accord là-dessus ; et j'entends, et je lis, depuis des mois, la liste des coupables, des dérives, des repentances... Obsédant, malsain, obscène.

Il y a la France, elle-même, d'abord. Une rombière des années cinquante, avec sa marmaille de rejetons ringards : nation, Etat, peuple, langue, république, laïcité… Une bonne femme vulgaire et hypocrite, refusant de reconnaître ses crimes historiques : colonialisme, esclavage, collaboration, antisémitisme, homophobie…

Ensuite, il y a les Français. Incapables de s'adapter, frileux, archaïques, méchants. Si j'en crois mon journal, ils sont contre les réformes, les jeunes, les blacks, les immigrés, les homos, l'art contemporain…

Puis l'Eglise catholique (le Pape, sujet de rigolade quotidienne des comiques officiels ; les prêtres, violeurs d'enfants…)

Puis les policiers. Puis la justice.

Puis moi, enfin, adulte, éducateur, père de famille : suspect de "lepénisation des esprits" (une insinuation ignoble, que je subis depuis quinze ans). J'ai cessé de lire Libération, d'abord, puis Télérama, puis Le Monde, enfin. C'est bien un signe, de lepénisation, non ?

Il n'y a que deux catégories sociales qui soient épargnées par la suspicion et le mépris : la bourgeoisie et les professionnels de la culture…

La bourgeoisie. C'est vrai qu'elle est étrangement tranquille, qu'elle s'épanouit dans ses quartiers, protégée par la fameuse mondialisation inéluctable, par l'Europe inéluctable, par l'inéluctabilité des réformes inéluctables et bref, tout le tintamarre de l'inéluctable. Evidemment, il y aurait à écrire des réquisitoires contre elle, si on voulait ! Mais la victimisation à la mode n'a pas encore découvert les pauvres. Le CNPF demandera-t-il un jour pardon pour l'exploitation ouvrière ? Pour le travail des enfants ? Et quand exigera-t-on enfin des quotas de fils d'ouvriers à la présentation du journal télévisé ? Passons. Ce qui m'importe, moi, c'est que la bourgeoisie est protégée par l'indifférence des cultureux aux problèmes sociaux ; et cela m'amène à la seconde catégorie tranquille : les professionnels de la culture, justement.

Voilà un groupe étonnant. Dont la vocation est le questionnement, vous savez bien, et qui a réussi pourtant depuis des années à échapper à toute remise en question collective. Une véritable exception culturelle !

Quelle peut être la responsabilité des cultureux dans l'état actuel de la société française ? Après un siècle de "remise en cause" de notre confort ; de non-croyance pépère en l'art, en l'homme, en la société ; vingt-cinq ans d'authentiques rebelles décorés, vingt-cinq ans de marginaux gavés à l'argent public, vingt-cinq ans d'abandon du peuple à sa ringardise… J'ai cru un moment qu'après l'affaire des banlieues, l'autre jour, quelque François d'Assise théâtral allait s'écrier : "Nous avons tout faux !" Et il irait par les rues et les coulisses : "Repentance ! Repentance ! Réunissons-nous et recommençons à réfléchir. La société qui nous nourrit est en crise…"

Mais non, il ne s'est rien passé, rien.

Quoi ? Vous me répondez que ce n'est pas la culture qui a fait la société comme elle est ? La culture n'aurait pas d'influence ? Toutes ces œuvres, ces manifestes, ces cocktails mondains, ces pavés de 500 pages, ces pièces incontournables, ces messages intenses, ces Fabre sanguinolents et ces vous-êtes-crispés-sur-vos-anciennes-valeurs, tout ça n'aurait eu pour but aucune efficacité pratique ? On aurait pu crier pendant des années que rien ne pourrait se faire sans mon prochain budget, et faudrait pas exagérer notre influence ? On aurait pu proclamer pendant un siècle qu'on va tout casser, ou que la beauté est une illusion d'imbéciles, et ça devrait compter pour du beurre ? On aurait pu proclamer que le peuple c'est des cons, et ça serait pas grave ? Votre expression irrépressible, c'était que des couinements pour que Ginette vous remarque ? Et maintenant, maintenant que c'est gagné, qu'on n'y croit plus, dans l'idéalisme humaniste petit-bourgeois obsolète, maintenant que la société s'écroule avec ses illusions, son masque hypocrite arraché, son rimmel coulant dans le petit matin et ses banlieues en flammes, vous vous défilez ? Maintenant que vous êtes dans le fric, les dorures et les c'que-j'ai-à-dire, faudrait pas exagérer le pouvoir de la culture ?

A quoi servez-vous, pendant que les instituteurs se font casser la gueule, pendant que les infirmières se font courser dans les halls d'immeubles, et les pompiers caillasser dans les nuits bleues ? Oui, vous, les directeurs de Scènes publiques, les patrons de festivals contemporains (le problème de la société d'aujourd'hui est-il assez contemporain, ou est-ce qu'il vous en faut davantage ?), vous avez secoué les notaires, les cons, les naïfs, les bigots, les Dupont-Lajoie, les chaisières. Quand est-ce qu'on secoue les cultureux ?

Ah, je ne dis pas que tout est de votre faute ! Je suggère seulement que vous vous rassembliez pour vous demander : quelle est notre part de responsabilité ? Sincèrement, c'est pas grand chose. Une petite réunion, vous qui en faites tant ! En quoi sommes-nous collectivement responsables de l'état de la société française ? Est-ce que nous n'avons pas un peu oublié notre fonction sociale d'éveilleurs, de transmetteurs, d'éducateurs ? Avons-nous pas, dans des gestes de capes, un peu trop ridiculisé l'idéalisme (primaire…) ? J'ai attendu, après ces événements des banlieues, un appel, une pétition, l'annonce d'une réunion. Pas un mea culpa, juste un examen de conscience… Mais rien n'est venu, rien ne vient.

Nous avons vécu depuis quinze ans la religion des artistes et de la création. Contre celle de la culture. Nous avons vécu la ridiculisation de l'idée d'émancipation individuelle et collective par la beauté. Nous avons assisté au déferlement des egos. Faut-il continuer ?

Je dis que le monde culturel français est complice de la bourgeoisie et de son système d'exploitation. Qui est d'accord pour en parler ?

Nous avons abandonné le peuple au show business. La responsabilité de celui-ci dans l'abaissement des valeurs, son rôle dans l'abrutissement quotidien des gosses, des ados, des adultes, son action permanente pour faire de chaque artiste une veulerie gluante, tout cela aurait dû depuis longtemps mobiliser les cultureux. Qu'ont-ils fait ? Rien.

Nous nous sommes livrés au système médiatique. Si sociologues, militants et artistes faisaient leur travail, ils l'analyseraient : son rythme, son langage, ses priorités en font un danger pour l'humanisme. Et ils rompraient avec lui. C'est pour quand ?

Quand est-ce qu'on se bat ?

Ah, mais non ! Ma galerie, ma salle, ma nouvelle salle, ce dont j'ai besoin pour m'exprimer, mon rendez-vous à la Drac, ce que j'ai voulu dire à mon niveau, ma bonne conscience, notre bonne conscience…

Y aura-t-il l'été prochain, à Avignon, la grande pièce transgressive ridiculisant les artistes, leurs bassesses, leur appartenance de caste, leurs clichés, le fatras de la laideur admise, le monceaux des certitudes prétentieuses… Où sont les coups de pieds qui se perdent, où sont les coups de pieds aux culs perdus ? Qui est l'Alfred Jarry qui se moquera des moi-je transgresseurs, des irresponsables à temps plein, des nihilistes à budget en hausse ?

Quand est-ce qu'on recommence à réfléchir ?

Jacques Bertin