n° 105
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Pour une révolution culturelle On surprendrait la plupart des artistes et des professionnels de la culture, dans ce pays, si on affirmait devant eux que la France vit une crise culturelle. Pas le copiage Internet, ni l'intermittence, non ! C'est bien plus simple. Il s'agit seulement, tout seulement, du manque de foi. De foi dans la culture. Et donc de foi dans notre société. La nôtre, la française. Foi dans l'idée qu'une société a besoin de foi, et qu'il n'y a pas de culture sans foi dans la société. La nôtre. La foi. Eh bien, sur la foi, que répond la culture, la culture professionnelle, institutionnelle, parleuse ? Rien. D'abord, il y a les artistes. Tout occupés à eux-mêmes chacun. Ah, ce serait bien si un jour la Scène nationale de votre ville organisait une réunion-débat sur cette question ! Mais elle est bloquée par un tas de créations pointues, vachement remetteuses-en-question. Passons. Ensuite, il y a (ou plutôt : il n'y a pas) le mouvement de l'Education populaire, silencieux, engoncé dans le service social, les affiliations politiques des dirigeants, les subventions à ne pas perdre… Ne parlons pas des "avant-garde", occupées ailleurs : déconstruction, provocations : cent ans de retard. Il y a, surtout, surtout, partout dans les médias et la bonne-pensée, l'idée que la société occidentale est mauvaise par principe, et qu'il ne faut pas y croire. Parlons de la haine de notre pays. Ce sarcasme, croissant depuis une quinzaine d'années, avec un mouvement d'accélération en spirale de fond de lavabo. Il vient évidemment des élites parlantes. Il répète obsessionnellement que nous sommes racistes, xénophobes, ringards (la "France moisie", de Sollers), passéistes. Nous fûmes des collabos, et nous n'avons pas non plus "réglé notre problème avec le colonialisme et l'esclavage", comme je l'ai lu ces jours-ci. A ce propos, épinglons monsieur Sarkozy, qui, prouvant ainsi qu'il n'a jamais mis l'śil dans un livre d'histoire, a déclaré récemment : "L'esclavagisme, cette infamie, et la colonisation se sont si longtemps confondus qu'on ne peut pas séparer les deux." Mon Dieu, que c'est bête ! Tout ça est faux, bien sûr, et les historiens passent leur temps à rétablir la vérité. En vain. Comme notre pays fonctionne plutôt mieux que la plupart des autres, et qu'il est la destination rêvée d'à peu près tous les hommes sur la terre, riches ou pauvres, chacun perçoit une contradiction dans l'expression de cette haine de soi. Alors on s'emploie comme on peut à la résoudre, ou plutôt à passer au large : on fait des droits de l'homme au Nicarongo, on achète un 4x4, on conduit Shirley à son cours de danse… Nous sommes ailleurs, ne nous battons pas, nous faisons comme si la société se fabriquait toute seule, nous acceptons de ne servir à rien. On "vit intelligemment". On fait de l'économie du moi ; on se "gère", un peu comme une machine, un commerce. On pique nos petites jouissances dans la marmite, comme autant d'aubaines. Cet esprit boutiquier vise à "l'épanouissement". Mais son activisme même exprime le désenchantement qu'on a du monde. Et le monde continue comme il est : abrutissement médiatique ; régression culturelle par le show business ; avilissement des artistes et de l'art par le système médiatique. Et aussi : réapparition du prolétariat, injustice sociale, régression de l'éducation, confiscation de la parole par des groupes élitaires. S'ajoute désormais un relativisme culturel qui nous fait accepter
passivement le retour de la barbarie : polygamie, femmes vendues,
excision, mariage des enfants, esclavage contemporain. Tout cela puisque
"c'est leur culture" (la nôtre est mauvaise !)
Ne parlons même pas du recul de la laïcité, condamnée
à terme (demain une école presbytérienne en face
chez vous, et une mosquée, payées toutes deux par le contribuable
français, au nom de l'Europe). Pourtant, il y a une culture française - mondialement admirée - de la liberté, de l'égalité, de la fraternité, de la démocratie, de la laïcité, de la tolérance, de la révolte, de l'action collective, du progrès social, de la dignité des pauvres, de la mobilisation politique, de la démocratie culturelle… T'es con ou quoi ? Tu ne sais pas qu'on est méchant ? Puis un jour, on se réveille. Où ai-je mis ma foi, mon espérance, où ai-je mis mon engagement pour la société, où ai-je mis le legs de mon père ? Ce legs s'appelle la culture. Le sursaut ne viendra pas des cultureux. Ils cherchent la prochaine subvention, comme des chasseurs dans les paysages, l'śil dur. Les places sont chères, ils négocient des virages difficiles dans le couloir du bureau du Drac. D'ailleurs, la culture, ils n'y croient pas. Ils croient en eux et en leur désir sacré d'expression. Le sursaut viendra, on l'espère, des femmes et jeunes filles des milieux les plus pauvres. Serons-nous présents pour les aider ? Pas sûr. Il pourrait, devrait, venir aussi des quinquagénaires et des sexagénaires. Actuellement, dans les aéroports et sur les aires d'autoroute, on ne voit qu'eux, courant d'une "aventure" à une autre. C'est le seul groupe social à avoir de l'argent à dépenser, qu'on dit. Oui, et ils avaient de l'idéal, aussi. Ils se souviennent de la foi de leur jeunesse, de celle de leurs parents. Lire des livres. Apprendre à penser. Agir ensemble. Tout ça remplacé par un minable calamiteux petit esprit de loisirs. Ils se préparent une retraite active, ils font de la marche à pieds en Tanzanie. Ils "découvrent" avec "appétit" des cultures (qu'ils ne découvrent pas, bien sûr, c'est un fantasme). Feraient mieux de s'occuper de la leur… Quand on marche dans la Tanzanie, faut pas s'étonner que les jeunes croient à rien. Arrête de marcher, je te dis que tu es en train de tout trahir. Si nous ne nous battons pas pour la société, si nous n'avons pas la foi, elle régresse, tout simplement. Ici. Pas en Tanzanie. Il nous faut une révolution culturelle.
Jacques Bertin |