n° 78
juin 2003

 

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Le retour de la Charte


 
Sous le titre "Combattre l'inégalité culturelle française", c'est un article important qu'a publié monsieur Jean-Jacques Aillagon, dans le Monde du 24 mai. Un article surprenant, aussi, et qui ravive des souvenirs.

Ayant, écrit-il, rencontré directeurs d'institutions culturelles (1), metteurs en scène, chorégraphes, directeurs de festivals, comédiens, danseurs, et musiciens, le ministre de la culture a "pu observer les déséquilibres grandissants de ce secteur, dont le plus criant tient aux inégalités de l'aménagement culturel du territoire de notre pays". En effet, "de nombreux français demeurent privés d'un accès facile et diversifié aux spectacles vivants". Le ministre a aussi remarqué que "certains enjeux fondamentaux comme la conquête de nouveaux publics, le soutien à la création en direction du jeune public, les conditions d'accueil des publics handicapés (…) ne trouvaient pas de réponses".

Or, dit-il, le milieu est d'autant plus divers qu'il est constitué d'une addition d'aventures personnelles et d'histoires locales qui ne suffisent pas à justifier que, durablement, il n'existe pas de cadre général déterminant l'action de l'Etat. "L'absence de règles claires expose l'Etat a une forme d'arbitraire, et l'empêche de répondre avec objectivité aux sollicitations". Il en déduit la nécessité que des règles du jeu applicables à tous soient émises enfin. "C'est à une véritable refondation des réseaux du spectacle vivant que nous devons travailler".

Le ministre distingue quatre objectifs prioritaires : "Plus grande équité de l'accès aux lieux de création et de diffusion (…) ; encourager les expressions les plus diverses (…) ; garantir la liberté d'expression des créateurs et directeurs mais également leur mobilité et leur renouvellement régulier ; repenser les principes de l'intervention publique autour de règle du jeu claires". Il parle aussi de "partage de l'outil de production". Ces objectifs s'appliqueront également aux festivals ; et il annonce la création d'un label de "Festival d'intérêt national". Il souhaite engager ces travaux avant l'été.

Peut-être monsieur Aillagon a-t-il aussi, ces derniers temps, entendu ses fonctionnaires, las d'être, sous le beau prétexte de culture, les otages des intérêts particuliers et de certaines pratiques héritées des périodes précédentes : clanisme, entregent, absence de critères, surenchères médiatiques, caprices de créateurs, désintérêt pour le public, innombrables déficits, scandales financiers régulièrement étouffés, etc. Le ministère de la Culture, oui, est depuis longtemps devenu un guichet où différents groupes de pression et individus incontournables viennent user d'un "droit de tirage" (selon l'expression désormais admise). Et si la baisse du budget du ministère est passée dans l'opinion comme une lettre à la poste, c'est sans doute parce que le "spectacle vivant" a vu sa dotation augmenter - chiffre du ministre - de 3,5% en 2003, ce qui a miraculeusement contenu la protestation du milieu… Or la République n'a pas à donner carte blanche à quelques uns, fussent-ils géniaux ; elle doit représenter l'intérêt général ; ce n'est pas la même chose.

L'article du ministre fait évidemment repenser à la feue Charte des scènes publiques de Catherine Trautmann, en octobre 98. Peut-être se souvient-on de cette tentative qui valut à son auteur, après une interminable campagne de dénigrement, d'être évincée par Lionel Jospin, et que Catherine Tasca fit s'engloutir dans les profondeurs de l'inaction.

Que disait ce texte ? Il avait lui aussi pour but de "repenser les principes de l'intervention publique autour de règles du jeu claires, cohérentes et partagées entre l'Etat et ses partenaires". Il s'agissait de bâtir un soubassement. On précisait les responsabilités de l'Etat, puis celles des subventionnés, puis les règles générales relatives à la gestion des établissements. Ensuite, et dans le respect de cette Charte, les contrats particuliers pourraient être négociés. Ces bases étaient raisonnables, le ton était modéré : on y trouvait l'obligation de résidence des directeurs, celle de diversifier la diffusion entre toutes les disciplines artistiques, celle d'aller à la rencontre de tous les publics, celle de travailler avec les artistes locaux, et quelques autres détails aussi extravagants.

Il nous faut souhaiter bonne chance à monsieur Aillagon. Il est chargé d'une société artistique et culturelle à expansion continue, dont les besoins et les limites n'ont jamais été réellement ni théorisés ni chiffrés. Des dizaines de milliers de professionnels attendent la manne et sont donc des ennemis potentiels de tout ce qui pourra ressembler à du malthusianisme. Par ailleurs le ministre est sous la surveillance d'une caste qui, ayant déjà tué une fois, est, par ses relations avec la presse et les élites de la société dominante, en mesure d'imposer ses volontés. Certes, prenant acte de l'inégalité de la répartition des structures sur le territoire, il annonce la création de nouveaux établissements, ce qui peut être une façon de se fabriquer d'éventuels alliés. Mais cela suffira-t-il à l'empêcher de périr sur l'écueil où sombra madame Trautmann ? Il nous faut bien déduire que l'entreprise qu'il lance aujourd'hui sera soit une remise à l'heure des montres molles (mais alors, pourquoi la lancer ?), soit, en raison de la longueur des rythmes administratifs et de la brièveté des rythmes politiques, confiée bientôt à l'ardeur républicaine d'un successeur.



(1) Il faut entendre par là les directeurs de toutes les catégories de scènes publiques. On notera que, dans l'énumération qui suit, les chanteurs ne sont pas cités. Par expérience, nous savons qu'aux yeux du ministère, et des ministres, la chanson, art commercial par essence, à la différence de tous les autres, doit être laissé au show business.

 


Jacques Bertin