n° 108
juillet 2006

 

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La fierté

 

 

La dernière fois que j'ai été fier d'être Français ? Je vais vous raconter ça.

Je vis dans une petite ville du Maine-et-Loire. Six mille habitants depuis les Romains. Ténacité, bonheur de vivre, crues et guerres. Que du banal.

Partageant en deux le fleuve, "l'île" est une grande barque de dix kilomètres de long, coincée par le sable devant la ville. Elle est peuplée de paysans. Quelques habitants travaillent dans les bourgs alentour et à Angers.

L'autre soir, mon ami Eric me téléphone : "Amène-toi ! La société de la Basse-île a fait venir deux spécialistes pour une conférence sur l'histoire de l'aménagement de la Loire. J'ai pensé que ça t'intéresserait…"

J'y cours. La société de la Basse-île est une amicale qui, depuis des éternités, possède une petite maison au bord de l'eau, en pleine nature. Un jeu de boules, un bar, on joue aux cartes, on fête des anniversaires. Ce soir, la salle, la pièce plutôt, est bourrée, il y a vingt-cinq personnes : trois ou quatre paysans, deux ou trois ouvriers, l'ami Eric, qui est cadre à la carrière, son épouse, un couple d'amis, le frangin d'un frangin. Suis-je à vingt-cinq ? Il est vingt heures trente. Je m'assois dans un coin.

Dès que la Loire fut libérée des Vikings, on commença à l'aménager. Photos aériennes en périodes de basses eaux, puis relevés topographiques, puis recherches archéologiques montrent des épis, des chenaux, des restes de moulins flottants… On remonte au X ou XIème siècle : carbone 14 et tout le tintouin. Diapos, cartes… Les noms des ducs et des comtes s'entremêlent. Les deux orateurs ne se moquent pas de leur public. Tout le monde, bien sûr, suit aisément. Vers neuf heures et demie, deux couples de paysans âgés se lèvent discrètement, et s'en vont se coucher.

La conférence continue ; s'achève. L'assistance est conviée à boire un verre…

Voilà.

De notre envoyé spécial en France profonde.

Dans l'air frais de la nuit tombante, je bavarde avec l'ami Eric. Nous sommes bien d'accord : c'est une soirée formidable. Et je suis très impressionné par la qualité du contenu et le comportement de l'assistance, qui exprime ce qu'un sociologue pourrait qualifier de haut niveau de culture. "Ah, il faudrait organiser une telle conférence à la mairie ! s'exclame quelqu'un. On réunirait facilement trois cents personnes !"

- Oh non, répond un autre ! C'est bien mieux ici…

Bien sûr ! Quel est le sens de cette soirée, en effet ? Qu'est-ce qu'elle me dit de la société française et de sa culture, cette soirée ?

Elle me dit que quelques personnes se sont réunies pour se cultiver. Et que c'est comme ça que ça marche, un pays. Pourquoi vouloir aller à la mairie ? Et pourquoi pas à la télé ? Certes, ce serait certainement plus intéressant que bien d'autres quotidiennes âneries. Mais le message que ces gens se transmettaient entre eux, ce soir, c'est celui-ci : on n'attend pas une autorisation du centre pour faire marcher nos têtes.

A la mairie, à la Scène nationale, dans les salons de la Préfecture, sur Arte, il manquerait ceci : le plaisir d'être ici, dans le fond de l'île, sur les lieux mêmes de l'aventure, au contact avec le temps qui passe et les traces fichées dans le lit de la Loire, le plaisir d'être ensemble à se cultiver, former un groupe, une société, justement. Le plaisir d'exister bien sans le dire dans le poste, sans avoir à en tirer gloire. Bref d'être une société vivante, éduquée, policée, parce que c'est normal, tout simplement.

Et aussi exprimer la certitude (la foi) que cela, cette culture, se continue ailleurs, dans un autre bourg, dans une autre petite maison, au même moment ou à d'autres, pour d'autres. Une assurance tranquille que "ça" fonctionne. Quoi ? La société française.

Confiance dans la culture, le pays, et ce peuple. Ainsi avons-nous ensemble convenu sagement que c'était justement d'avoir été tenue dans l'île pour 25 personnes, qui donnait à cette réunion son sens, son utilité profonde. Celui du lien naturel entre la vie, le savoir et la foi.

Encore une chose. Ce regard sur le passé, les aménagements de la Loire dans les siècles enfouis, ce n'était pas nostalgie de vacancier, de touriste compulsant de vieilles pierres. Non. C'était l'intérêt pour toute la vie, passée et à venir. Les gens de l'île, on les surprendrait peut-être, en leur disant que leur regard en arrière, cette admiration qu'ils ont pour le travail de leurs ancêtres, indique leur foi en l'avenir. Mais oui, ils croient à la ligne ininterrompue qui va du fond des âges vers le futur. Il y a là la preuve d'un humanisme naturel, d'une paisible et durable confiance dans l'Homme. Sans affectation, sans discours.

Ah, oui, j'aime le peuple français. Juste autant que je déteste le people et la populace, qui vont ensemble, qui divaguent et titubent, en se donnant la main.

C'était la dernière fois - je veux dire : la plus récente - que j'ai été fier d'être Français ; c'est-à-dire fier d'être parmi ces gens-là, de pouvoir compter sur eux pour que ça fonctionne. C'était la semaine passée, dans le Maine-et-Loire. Pendant ce temps, d'autres, ailleurs, disaient leur écœurement de la société, leur "révolte profonde", leur "décept", leur mépris pour le peuple, que sais-je… On entendait parler de ringardise et de frilosité, de décadence. Cultureux sans idéal, l'œil sur la ligne bleue des subventions ; artistes de rupture en fausse rupture ; la parole dominante, journaux, télévisions, radios, tout le rigolodrome médiacosmique continuait son bruit d'aspirateur à mouches.

Oh, nous sommes un grand peuple ; et nous le savons. Est-ce que ça va durer ? Lorsque je lis mon journal, j'en doute. Lorsque je sors le soir côté profond, j'en suis certain.

Qu'avons-nous à mettre en face de ce désir populaire de culture ? Ceci : c'est le soixantième anniversaire du festival d'Avignon. Le travail d'annulissement des idéaux du fondateur et de toute sa génération par les héritiers se continue, pépère, au nom de l'art. Et les propos anciens de Jacques Copeau semblent exactement décrire la culture de notre époque: "l'accaparement des théâtres par une poignée d'amuseurs. Partout le même esprit de cabotinage et de spéculation, la même bassesse, le même bluff, la surenchère et l'exhibitionnisme, parasitant un art qui se meurt. Une critique de plus en plus consentante, un goût public de plus en plus égaré. Voilà ce qui nous indigne et nous soulève."



 

Jacques Bertin