n° 109
septembre 2006

 

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Tous marranes !

 

 

C'est décidé : je serai un marrane.

Un marrane ?

Les marranes étaient des Juifs espagnols et portugais qui, convertis de force au XVe siècle, continuèrent secrètement à pratiquer leur religion. Ils étaient catholiques dans la rue, à l'église ; chez eux, ils redevenaient libres.

Et donc, pauvres amis, mes chers amis, voilà la nouvelle, triste et gaie, que je vous annonce : ne pouvant plus, dans la société d'aujourd'hui, dire mes opinions simplement, justes ou erronées, astucieuses ou solennelles, étant épuisé de faire lever au premier mot le sourcil dur et le regard tueur, reculant devant la suspicion quotidienne d'être dans quelque dérive fascisante, ne trouvant plus l'écho de mes idées dans les médias qui furent quarante ans miens, j'ai décidé d'assumer pleinement ce silence obligé : je serai un marrane.

Pauvres idées… Elles finissent par n'avoir plus droit de cité qu'en moi. Ma tête est un pays où je circule seul. J'y suis libre, tant que je me tiens à l'écart des villes, des médias, de ce qu'il faut en penser

Oui, j'ai cessé de lire le grand quotidien de référence. Il ne s'en est pas aperçu. J'ai cessé de voter pour le grand parti social-démocrate ; il ne s'en est pas aperçu. Et je n'écoute plus ce charmant parti écologiste qui, au moment de devenir grand, tant ses thèses étaient alors convaincantes, s'est enfoncé dans une série de pièges gauchistes, pour retomber de haut et à 2% fermes.

J'ai voté plusieurs fois, ces dernières années, mais j'ai constaté que, même majoritaire, mon vote ne servait à rien, et que le médiacosme se bornait à commenter ensuite mes pulsions pitoyables. Après le référendum, il a été décidé, je l'ai lu et entendu 3647 fois, que le pays vivait un "climat de dépression nationale". Bon. Qu'est-ce que j'en pense ? Le marrane n'en pense rien : il approuve. Le rigolodrome français, matin après matin, nous indique les nouveaux mots, les nouvelles causes sacrées, les nouveaux clichés, les nouveaux interdits… On se désole, on tente une sortie, on prend du plomb. On apprend à se taire.

Il y a pire. Je crois dans le peuple. Son intelligence, son courage, sa dignité. Le peuple en général, et le français, en particulier. Je déteste les élites actuelles. Là, je sens bien votre interrogation angoissée : cet homme est-il - ayant gardé son secret quarante ans - un Nazi ? Oh, je suis seulement très fatigué. Si je parle de morale, on m'accuse de puritanisme ; si, quoique non-croyant, je défends l'Eglise catholique, me voilà un croisé au siège de Béziers ; si je corrige une bêtise sur les gentils Indiens écologistes, je suis un massacreur à Wounded Knee ; mon attachement à la laïcité me fait anti-arabe ; ma critique du gouvernement algérien m'enrôle à l'OAS ; si j'explique à un jeune que Le Pen n'est pas un fasciste, c'est que je le suis moi-même ; si je dis que toutes les cultures, non, ne se valent pas ; si je dis qu'on ne doit pas juger les sociétés passées, sous peine d'être un clown intellectuel ; si… si… si…

Et je m'adresse aujourd'hui à tous ceux qui partagent ma lassitude. Tous des marranes, mes amis ! Nous nous reconnaîtrons par l'obséquiosité exagérée avec laquelle nous approuverons ce qui se dit, ce qu'on en pense et ce qu'il faut en dire. Oui, ceux qui critiquent les élites sont des poujadistes ! Oui, les faux poètes émargeant au CNL sont des authentiques poètes, et la novation est sacrée. Oui, Untel est un authentique rebelle (révolté par l'injustice). Sa remise en question du ministère, dans sa dernière oeuvre, montre combien est radicale sa rupture. Le ministre a bien fait de le décorer et d'augmenter sa subvention. Oui, il faut mettre "l'artiste au cœur de la cité". Et traiter comme il le mérite le salaud qui dans l'assistance a glissé qu'on ferait bien, aussi, de mettre la cité au coeur de l'artiste. C'est la porte ouverte à la censure et la tyrannie. Je serre la main de l'adjoint au maire, et je me casse.

…Il faut être marrane. Nous apprendrons à nous tapir dans les buissons des conversations mondaines, reconnaître un coreligionnaire à son silence même, à un regard, à sa façon d'approuver. Je suis pour l'immigration totalement libre ; je suis contre la carte scolaire ; je suis pour l'art contemporain dans sa forme la plus euh contemporaine ; je suis pour Johnny Halliday et son combat ; je suis pour davantage de chansons en anglais sur France-Inter ; les JO, j'étais à fond pour ; je suis pour que la France demande pardon au reste du monde ; tous les jours, oui, tous les jours ; deux fois par jour, oui deux fois par jour ; les Kurdes irakiens, syriens et iraniens sont des Européens comme les autres ; je trouve qu'il devrait exister dans les cimetières des carrés athées, catholiques, musulmans, bouddhistes, scientologistes ; la laïcité c'est réac ; ce pauvre Libé fut un grand journal ; Serge July nous manque déjà, comme Edwy Plenel.

Le peuple français laisse crever ses vieux. Ce pays est raciste et refuse la modernité depuis Vercingétorix ! On a tous été très marqué par le Yé-yé. Il faut faire cesser l'absurde exception française. Je suis un authentique libéral. Toutes les religions se valent. Toutes les cultures. Sauf la nôtre, oui d'accord. Je suis contre le mariage, sauf pour les prêtres et les homos. J'adore Mozart. Je n'emploie plus jamais les mots : nation, culture française, racines françaises, patrie. Dalida est une grande dame. La colonisation, cela va sans dire (je ne dis rien). Les Croisades, c'est nous qui avons commencé ! Les Intermittents. Les privatisations, c'est le contraire du ringardisme. Je pense que l'économie. Je pense que d'avoir gagné (perdu ?) la coupe du monde est très important pour la cohésion nationale et la lutte contre le racisme. Dans ce pays les immigrés, on les parque dans des ghettos. Je pense qu'on est jamais trop contemporain. Je pense qu'on est jamais trop métissé. Il faut davantage s'ouvrir à la diversité. Pas frileux. Ni archaïques. Ni rien.

Et manger des bons produits. Ne pas oublier de se laver les dents.

Bon. Ils croient avoir gagné, et que le terrain est parfaitement désinfecté. Des fois, passent dans le circuit de telles âneries qu'on ne peut se retenir de rire en public, c'est dangereux, tu finiras par te faire piquer.

- Eh bien, merci, Jacques Bertin. Y a-t-il autre chose que vous vous sentez obligé de taire ?

- Beaucoup.

- C'est inquiétant. Faut qu'on en discute…

- Non.

 

Jacques Bertin