n° 111
décembre 2006

 

Index des articles

Cher Laurent Joffrin,

 
Nous nous sommes croisés plusieurs fois et, chaque fois, j'ai apprécié ta cordialité, ton sens de la nuance, ton respect des faits, des idées et des gens. Tu es un honnête homme, c'est pour cela que je t'écris. Les propos qui suivent concernent Libération, ce journal que tu vas diriger, désormais. Ma lettre, je le sais, ne servira à rien et ça m'est égal, car elle n'a pas pour but d'aider au débat, ni d'informer : je veux seulement me soulager, après si longtemps.

Voilà. Libération a toujours été pour moi un sale petit journal néfaste. Il est menacé, et je m'en fous. Car je pense que depuis sa création il a fait beaucoup de mal.

Je ne suis nullement solidaire de cette publication. Au dessus de la "diversité des opinions", qui, c'est vrai, est une valeur, j'en place d'autres : l'utilité de ces opinions, le service de l'humanisme, l'honnêteté intellectuelle. Les journalistes de Libération me comprendront puisque, tout le monde le sait, eux-mêmes ne sont nullement solidaires, même au nom de la défense de la diversité des opinions, des journaux d'extrême-droite, par exemple.

Selon mes critères, Libération a fait assez de dégâts comme ça. J'ai toujours - toujours, c'est très long - détesté ce journal. Son sectarisme, son irresponsabilité, sa démagogie. Les provocations, la caricature, l'injustice à l'égard de certaines idées, certaines gens, le silence infligé à d'autres, le parisianisme. Puis la trahison permanente du concept de "journalisme d'opinion", confondu avec journalisme d'humeur, de foucade, de mode, de génération (ou plutôt de fraction de génération). L'extravagance terrorisante des choix. La surenchère, habituelle. La haine du peuple français, bien sûr. La morbidité. La méchanceté, suintante. Mes combats, à moi, furent quarante ans de militantisme au centre-gauche. Modéré mais constant. Je déteste la surenchère, qui, à la fin, est toujours au service de l'adversaire. C'est ainsi que Libération a toujours été pour moi un authentique outil de la réaction.

Par ailleurs, jamais, non, pas une fois, il n'a appuyé aucune de mes activités militantes successives.

Cher Laurent, je n'ai nullement l'intention d'argumenter. A Libé, les arguments des gens comme moi ne vous ont jamais intéressés, n'est-ce pas ? N'étions-nous pas ringards ? N'étions-nous pas de la masse des cons qui ont un train de retard ? N'étais-je pas "réac", "fasciste", "bourgeois", démodé ? Argumenter serait inutile : car ce qui m'a toujours frappé, chez les gens de Libé, c'est qu'ils étaient sectaires de bonne foi, la violence de leur hargne semblant comme la garantie de cette bonne foi. Je ne veux pas me fatiguer. Je veux juste dire comme j'ai souffert de leur stupidité et de leur arrogance. Après tant d'années où ils ont vécu en pays conquis, et où je devais me taire, puis me taire, puis constater les ravages qu'ils faisaient, puis me taire encore, je me contente de souffler entre mes dents : allez vous faire foutre. Tu admettras, mon cher, qu'une si petite apostrophe est peu de choses, face aux tonnes d'agressions déversées matinalement sur ma tête pendant des décennies. Mais allez vous faire foutre, quand même. Si, si, j'insiste.

Pour des raisons professionnelles, je fus pendant douze ans obligé de vous lire chaque matin, jadis. Et à mes frais, en plus de ça ! Ces plâtrées de nouilles froides dans mon café-au-lait, cette fortune dépensée pour prendre des coups, ce fut un long calvaire. Désagréables, avec ça, quand on les croisait, les journaleux de Libé. Hautains comme des gens ayant leurs entrées à la cour ; méprisants avec les confrères. Le jour même où je changeai de boulot, j'arrêtai la plâtrée, à tout jamais.

Et voilà qu'aujourd'hui vous êtes souffrants. C'est bien tard, mais le temps finit par faire son œuvre… Puis j'apprends que tu vas replonger, toi, Laurent. C'est étrange. Car tu ne leur ressembles pas.

Qu'est-ce que tu vas faire dans cette galère ? Tu dirigeais la rédaction du bulletin paroissial des 6ème, 7ème et 8ème arrondissements de Paris. Un bel hebdomadaire recouvert d'une mince pellicule de sucre glacé. BMW à toutes les pages. Celui-là, je ne le lis plus depuis que j'ai cessé de me passionner pour les problèmes digestifs de la bourgeoisie, il y a trente ans. Bon, je suis vache, mais la sociologie est une science cruelle. Pourquoi quittes-tu ce havre de distinction pour le Garage du Boulevard, plein d'odeurs d'huile de vidange et de gauchorâleurs faisant de l'autoallumage ? Et qui n'a pas d'avenir, surtout ! Car Libé n'a pas d'avenir. Libé est insauvable et tu le sais. C'est une feuille générationnelle qui n'a jamais eu qu'un très petit public réel, mais qui, par son implantation dans certains milieux culturels, parvenait à paraître incontournable. Combien de fois la crainte d'un papier mauvais en terme d'image dans Libération a fait plier le maire ou le ministre ! Libé faisait beaucoup de bruit. Libé faisait l'opinion, comme les gauchistes font la salle ! Mais la salle, bien sûr, n'a jamais pensé comme Libé, n'a jamais eu les goûts de Libé ! La salle se laissait fermer sa gueule. Mais c'est la fin : le lectorat vieillit, voilà tout. Et Libé n'est pas sauvable. Plus personne dans la salle.

Comme lecteurs, il vous reste les grands bourgeois d'extrême-gauche. Mais il y aura de moins en moins d'anciens maos chez Gallimard et d'anciens trots' dans les hautes sphères du pouvoir et du fric. Quant aux artistes contemporains ("le trou des cabinets questionne l'être humain", etc.), ils ne peuvent suffire non plus à faire une clientèle. Restent quelques profs… Dans trois ans, ils sont en retraite ; en voyage au Paragouisthan…

Tu ne peux pas t'en sortir.

Car il y a plus grave. Un journal se fait avec des journalistes. D'où l'importance de la politique d'embauche : la rédaction survit vingt ans au patron qui l'a réunie, tu le sais. Vingt ans, Laurent ! Tu ne peux changer ni la ligne ni le style…

Tu connais comme moi ces foutaises sur les lecteurs qui, dit-on, préfèrent désormais internet ou la télé à la presse écrite. C'est une rigolade ! C'est pour des idées, que je ne lis pas Libération. Pas à cause d'internet. Et je ne suis pas le seul. C'est à votre tour de mourir…

Tu m'inquiètes, Laurent. Allez, vous m'avez tué, beaucoup, souvent, mais une chose est sûre : je serai encore de gauche quand Libé sera mort. Cher Laurent, ce journal, il aurait mieux valu l'achever. Et pour qu'il finisse en eau de boudin, en queue de manif, en caricature, j'aurais préféré Plenel. Toi, tu me fais de la peine.

Jacques Bertin