n° 116
mai 2007

 

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Le Lay et les Lip

 

 
J’ai appris comme mes lecteurs les départs en retraite de Patrick Le Lay, Président de TF1, et de son second, Etienne Mougeotte, deux grands bienfaiteurs de l’humanité.

On veut espérer qu’ils ne vont pas s’envaser dans le farniente, et que, dans leurs nouveaux temps libres, ils voudront continuer à servir la société. Pourquoi ne pas fonder une ONG et faire bénévolement demain ce qu’ils ont fait hier pour de l’argent ? Abrutir International ? Abrutir le peuple est une cause urgente. Il faut persévérer. Il faut se battre, ami, entends-tu le vol noir de l’intelligence ringarde qui menace, sur la plaine ? Attention : dans ce combat, qui est de tous les instants, on ne peut laisser l’initiative aux amateurs. Ceux-ci risqueraient, par manque de cynisme, ou à cause de préoccupations morales ou intellectuelles intempestives, de transformer une belle idée en quelque délire sorbonnimorphe dépourvu de vraie joie de vivre et de dynamisme commercial. Non, ne lâchez pas, Etienne et Patrick ! Ne nous laissez pas aux prises avec la tentation de l’intelligence ; on en connaît les ravages, les désastres, les catastrophes en terme de passéisme et de régression commerciale.

Les terrains de lutte ne manquent pas ! Pourquoi ne pas transférer votre savoir-faire dans, par exemple, ces pays du Sahel où les femmes doivent porter leur télé sur leur tête pendant des dix kilomètres avant de trouver une prise de courant ? Ou même en France où certaines personnes, paraît-il, passent des semaines et des mois sans regarder la télévision ! Tant de pages de publicité qui sont ainsi gaspillées et s’évaporent sans avoir servi à rien ! Ce n’est vraiment pas écologique. Il faut se battre ! Certes, les gens peuvent être cons sans Le Lay et Mougeotte. Mais pourquoi nous priverions-nous de l’expérience de ces deux grands hommes ?

La récente campagne présidentielle vient de montrer l’indifférence des politiciens sur le sujet de l’abrutissement par la télévision : on estime partout que les gens, maintenant, sont bien assez cons et qu’on peut relâcher l’effort. Quelle erreur ! Remarquez que pas un militant de gauche ne réclame qu’on lutte contre le médiatisme, le show business, la connerie télévisuelle. Cela prouve qu’on a gagné, affirme le naïf, que la connerie est solidement installée. Eh bien, il a tort. L’aliénation par la télé peut à tout moment être victime d’une foucade populaire, tant le peuple est imprévisible. Il suffit de rien pour réveiller un cerveau amolli. Prendrons-nous ce risque ? Et alors, qu’en sera-t-il de euh du dynamisme de l’Economie ? Ce pays reste trop désinvolte. A cause du travail formidable de pionniers comme Le Lay et Mougeotte, on croit que c’est arrivé, on baisse la garde, on s’amuse. Attention ! Le triomphe de la bêtise doit être consolidé chaque jour. Un temps viendra où nous paierons notre légèreté.

Voici un exemple de lutte. L’industrie du disque, arguant de résultats calamiteux, vient de lancer un appel à l’Etat pour qu’il invente un système d’aide. Il faut espérer que le prochain gouvernement saura agir sagement et enlever aux écoles, Centres sociaux et autres Académie du latin obsolète ce qu’il attribuera au show business. Former des analphabètes livrables sous cellophane à TF1, sonoriser les mangeoires, veiller à ce que pas un citoyen n’échappe à la musique, quel plus bel idéal humaniste ? Et on ne pense pas assez aux jeunes dans ce pays. On oublie qu’ils sont l’avenir de la pub, donc une chance pour l’économie (mettre un E majuscule à Economie). Heureusement, la radio d’Etat a bien compris les enjeux, qui œuvre d’arrache-pied pour la propagation de l’anglais basique dans nos têtes ; pour le triomphe d’une langue enfin décoincée, beaucoup plus proche des préoccupations des Quartiers (majuscule, aussi). Nous rêvons tous du jour où le dernier instituteur borné, Bélibaste sorti de ses toiles d’araignées par le licol, aura été condamné à pédaler trente ans dans les caves de TF1 pour produire du courant. Ce n’est que lorsque le peuple aura été remplacé par le public et la république par l’audimat que ce pays archaïque sera sauvé euh de ses peurs, de sa frilosité et de son ringardisme, c’est ça, je les ai tous dits.

A propos de peuple, je vais vous parler, sans rire maintenant, d’un film que, justement, aucune chaîne de télévision n’a voulu financer. C’est l’affaire Lip. Il y a trente-trois ans, une usine vendue au poids par ses propriétaires, avec dans le fond du panier, qui grouille et râle, le personnel. Un film retrace l’histoire. Il trouve partout en France des salles chaleureuses. Prenons un instant plaisir à une simplification à peine outrancière : disons qu’il y a d’un côté l’armée de la bêtise, arrogante, bavarde, omniprésente, dont j’ai parlé plus haut (il faut bien qu’ils soient plus haut de quelque manière…) et, d’un autre côté, ce que nous voyons sur l’écran, et que les sus-cités ne peuvent même pas imaginer : le peuple. Le peuple que nos élites méprisent tant. Celui que Le Lay et Mougeotte ont tant corrompu. Des gens simples, formés par l’école républicaine et l’Action Catholique Ouvrière (attention, Bertin, pas d’obscénités ; tu frôles la ligne jaune !), et qui font ce que fait le peuple lorsqu’il est éduqué. Ils ont le sens de leur dignité, de l’imagination, beaucoup d’intelligence, de la ténacité. Ils sont admirables. Nullement des gauchistes, attention ! Exactement l’inverse. A Lip, le gauchisme ne put jamais prendre le pas sur les militants locaux. Le peuple. Réaliste, nuancé, solidaire…

Ils sont la preuve que le peuple version Le Lay et Mougeotte est un mensonge et une insulte. Ce film dit parfaitement pourquoi ces deux-là sont des ennemis de l’humanité. Des ouvriers parlent, deux femmes superbes, quatre hommes magnifiques, racontant cette histoire qui nous secoue encore après avoir secoué la France, il y a trente ans. Il suffit de les écouter pour se remettre à croire dans le peuple. Celui qu’on cherche vainement dans les programmes politiques. Celui qui n’a pas sa place à la télé. Et, puisque j’écris dans une revue culturelle, j’ajoute, hélas, hélas, hélas : celui qu’on cherche vainement dans les préoccupations des cultureux contemporains.

Chaque spectateur se dit : je suis cela, je viens de là. Ce film nous rend fiers. On pleure dans les travées de fauteuils. Puis nous apprenons le départ en retraite de Le Lay et Mougeotte. Ils dirigeaient cette chaîne de télévision qui nous fait honte.

Qu’ils aillent au diable.


Jacques Bertin