n° 79
juillet-août 2003

 

Index des articles

Intermittents

Salut l´autiste !


 
La crise actuelle du système de l´intermittence pourrait être l´occasion d´une réflexion sur la culture. Ecrivant cela, on n´est pas certain de ne pas émettre un vœu pieu. Mais allons-y tout de même...

Les professions artistiques et culturelles semblent arrivées au terme d´une étape dans une évolution dont sont responsables tous les gouvernements, et donc tous les ministres de la Culture, depuis quinze ans. Car il était bien hypocrite de déclarer répétitivement qu´on était vachement solidaire, mais que le responsable était à la porte à côté, au ministère du Travail...

Ajoutons ici les associations d´élus et les partis politiques : rien pensé, malgré tant de colloques... Soudain, le maire d´Aix en Provence déclare (Marianne du 7 juillet) : «Une concertation aurait dû être menée avec les politiques de ce pays qui ont été élus par la nation». Ce réveil tardif fait sourire.

Les premiers coupables, évidemment, sont les sociétés d´audiovisuel privées et publiques, qui ont fait leur beurre grâce aux Assedic. Le Medef doit être dénoncé pour n´avoir jamais dit cette vérité.

Ensuite les institutions. A commencer par les mairies, de toutes obédiences. Puis les institutions culturelles publiques, sans exception, de l´Opéra aux Scènes nationales.

Les Centres dramatiques, par exemple. Dans ce secteur, il faut noter que le recours systématique à l´intermittence n´a pas été sans influence sur l´artistique, l´argent dégagé servant à d´autres lignes budgétaires comme les décors, ou les relations publiques, et donc au bout du compte, à une nouvelle esthétique.

Et une nouvelle morale. Oui, un certain pervertissement de l´esprit : moins de comédiens permanents, c´est plus de pouvoir au metteur en scène (le «régisseur» selon Vilar) devenu le «Créateur», et donc l´oubli de certaines missions peu valorisantes. C´est ainsi que l´intermittence a permis, a couvert la mort de la «décentralisation» et de ses idéaux. Qui s´en est offusqué ?

... Enfin la masse des artistes est responsable. Ayant compris le fonctionnement du système, ils inventèrent les mille façons de l´utiliser, ou même, certains, de le tourner. Avec la bonne conscience qu´enfin donnait la reconnaissance rabâchée de la Culture dans les discours des édiles.

Il faut ajouter à cette liste la presse, très coupable de n´avoir jamais abordé ces problèmes avec sérieux. L´auteur du présent article s´y inclut, qui s´en veut de n´avoir pas eu le courage, naguère, d´affronter la terre entière. Ce n´est que tout récemment qu´on a pu commencer à lire qu´il existait des «abus». Jusqu´à ces jours-ci, exprimer cette évidence était trahir les artistes, qui étaient protégés par l´idée convenue que critiquer la culture serait commettre un sacrilège.

Bon. Les intermittents se défendent. On aimerait être à 100% derrière eux : ils seraient l´avant-garde de nos espérances, comme il y a trente ans, et cinquante... Mais qui oserait dire sérieusement aujourd´hui que ces grévistes sont l´avant-garde du peuple dans son émancipation ? L´abandon des idéaux nés des Mouvements de jeunesse, de la Résistance, de la décentralisation théâtrale, bref, d´une passion née il y a plus d´un siècle crève les yeux. La mentalité des intermittents est la plupart du temps celle des artisans et commerçants, et il faut bien, avec tristesse, qualifier leur attitude générale de corporatiste. Certains affirment que la réforme est une «attaque contre la culture». Non. Car d´une façon générale, l´entertainment à l´américaine a chez nous vaincu les espérances de libération. La distraction ne devrait pas être confondue avec la culture. De même, on entend dire que les cultureux «rapportent beaucoup d´argent» et que la culture est donc un enjeu économique. C´est là justifier une nouvelle «trahison des clercs» : la culture, il est navrant d´avoir à le rappeler, ne saurait être qu´au service de l´esprit.

Connaissant un grand nombre d´artistes de toutes les disciplines et toutes les générations, on doit dire que pour la plupart, toute idée de changement social par la culture leur est étrangère, ainsi que toute idée de solidarité culturelle avec le peuple. Voilà ce que la mobilisation obsessionnelle «contre l´extrême-droite» a camouflé depuis quinze ans : l´absence de projet collectif plaçant la culture dans une perspective d´émancipation humaine.

Aujourd´hui, un seuil, fixé arbitrairement naguère, va être remplacé par un autre seuil. On crie au malthusianisme. Mais quelqu´un est-il volontaire pour réfléchir, si l´on ose dire, à l´envers : le contraire du malthusianisme, ce serait quoi ? S´il ne faut pas qu´il y ait moins d´artiste, combien en faut-il ? Et pour faire quoi ? Et pourquoi le seuil précédent fut-il acceptable quant à ses conséquences sur la culture, et pas le futur nouveau système, le futur nouveau seuil ?

Cette réflexion ne fut jamais lancée lors des alertes précédentes. Réfléchir, c´était prendre le risque de se découvrir malthusien, donc méchant. Au nom de la culture, bien sûr ! La culture serait légitime en soi ; et inattaquable, même lorsque, c´est le cas très souvent, elle est stupide, morbide, antihumaine. Pas de contestation de la culture ! Chacun fait sa cuisine dans son coin ; un artisan ne dit pas de mal d´un autre artisan. C´est fini les batailles d´Hernani...

A chaque crise, le système fut prorogé sans que jamais on veuille remonter en amont du problème. On savait que dans un an tout recommencerait. Réfléchir sur le statut de la culture dans notre société, assurément, c´était s´engueuler sur un tas de sujets : l´humanisme, l´esthétique, les critères, les formes, les besoins, les systèmes de formation et de sanction, puis la masse souhaitable et possible de subventions, autrement dit : quelle société voulons-nous ? Bref, de furieuses empoignades en perspective. Alors, tout, mais pas ça ! Pas de vision du monde !

Et puis ne pas surtout troubler la grande famille... Comme si on était tous dans le même bateau, cette fable. Car réfléchir n´aurait pas seulement remis en cause beaucoup d´idées et d´absence d´idées sur l´époque, mais aussi beaucoup de positions acquises...

La protestation des intermittents serait valable s´ils avaient, depuis vingt ans, posé ces questions. Mais ils ont profité des protections collectives pour cultiver l´individualisme, profité de la militance des générations précédentes pour s´occuper à leurs carrières, leurs jardinets, profité d´un système de protection collective pour cesser de penser collectif. Se sont-ils jamais mobilisés pour lutter contre les abus ? Non.

En cela, bien sûr, ils n´ont pas su échapper au mouvement général de notre société vers l´individualisme. Ils l´ont accompagné sans états d´âme. Or on était en droit d´attendre de ce milieu qu´il fût un peu plus exigeant que la société... En France, il y a beau temps que les professionnels de la culture et de l´art n´apparaissent plus comme une avant-garde de l´esprit, de l´humanisme, de l´idéal. Ils ne sont qu´une catégorie d´intérêt, faisant des métiers décoratifs. Or ça ne saurait suffire.

En plus de ça - le monde du travail le sait depuis longtemps - l´emploi temporaire dissout le sentiment collectif, empêche la réflexion, décourage les luttes. L´intermittence comme système généralisé a aidé au statu quo avec le show business, principal responsable de l´abrutissement du peuple.

Le peuple ? Il s´en fout avec mansuétude. Les gens ne voient pas les artistes comme étant en avant d´eux, vers l´homme, ainsi qu´ils semblaient l´être jadis, et ni même avec cette agressivité un peu révérencieuse, qu´on a connu, de celui qui ne sait pas devant celui qui sait. Non. Ils les voient comme des égaux ayant la chance de faire un métier sympa, au même titre que des sportifs, par exemple. Et c´est là un lamentable échec ...culturel.

Je mesure ce que, dans la période actuelle, mon propos peut avoir d´inquiétant. Croire en quelque chose, en effet, affirmer qu´il faut croire pour fonder une société, c´est préparer des camps, des tortures, des miradors. C´est travailler à la grande mise au pas, Big brother et tout ça... Au mieux, c´est énoncer un romantisme ringard. Ainsi est la pensée de notre temps, plutôt paradoxale, puisqu´elle fait prendre l´égoïsme pour la seule position politiquement saine ! On ne serait jamais aussi humain que lorsqu´on est autiste. Eh bien, salut les autistes.

Cessez donc de dire que ce gouvernement - ou la droite - «s´attaque à la culture». C´est absurde. Considérez la croissance formidable, depuis vingt ans, des budgets culturels ! On me répondra : «Oui, mais ils veulent une culture pépère». Cette réponse me surprend beaucoup puisque, par ailleurs, je constate qu´on refuse obstinément de parler d´esthétique, de mettre en cause la culture ; bref, de parler du fond. Il y a des gens qui se sentent plus humains, que les mémères, mais qui refusent de dire pourquoi... Et en quoi une oeuvre «pépère» est-elle moins humaine qu´une oeuvre fasciste, irresponsable, antihumaine, narcisso-commerciale, etc.

Enfin, mettre en doute les intermittents si peu que ce soit, c´est être «un salaud». Une fois de plus, on voudrait nous interdire de réfléchir. Etre solidaire, ou être un salaud. Ce dilemme exprime la nullité de l´esprit public en France, depuis que la morale a remplacé la politique.

Lecteur, ne vous y trompez pas, les manifestations que vous avez vues ne sont pas celles de bandes généreuses voulant changer le monde, ce sont des conglomérats d´angoisses individuelles. Respectables, évidemment ; mais on est en droit d´attendre autre chose de ce milieu. Et nous encouragerions davantage les intermittents si leur protestation portait un appendice exprimant des idéaux plus élevés. Donc, comme on a envie d´être solidaire de gens qui nous font croire à l´Homme, à la vie, à la démocratie, à la société, on a l´honneur de plaider ici pour que, constatant la dérive boutiquière de tout notre système culturel, la jeunesse se réveille.


Prétendez changer le monde, et je vous aiderai.

 



P. S. Le signataire de ces lignes se sent obligé de préciser qu´artiste du spectacle depuis 1967, il a pendant de longues périodes, ne pouvant vivre de son métier et n´ayant jamais touché les Assedic du spectacle ni d´ailleurs aucune autre subvention, accepté de faire contre mauvaise fortune bon cœur, et de gagner son pain autrement. Ben oui, au XXIème siècle ! Ce n´est pas gai, mais c´est la vie, qui ne garantit rien à personne. Mais attention : il ne prétend nullement que la généralisation de son cas résoudrait aucun problème !

 


Jacques Bertin